Les Âmes de feu : dystopie ou roman d’anticipation ?
Dans un contexte de tensions environnementales, sociales et économiques, les récits peuvent nous aider à penser autrement nos modèles, à les questionner en profondeur. La lecture du roman visionnaire Les Âmes de feu nous offre une grille de lecture puissante pour mieux comprendre les dérives de notre époque et tirer les leçons pour accélérer collectivement les transitions environnementales et solidaires.

Un roman visionnaire de 1920
Écrit en 1920 par la biologiste autrichienne Annie Francé-Harrar, les Âmes de feu projette le lecteur dans un monde où l’humanité est convaincue que la technologie pourra apporter une solution à tous les problèmes. Quelques individus explorent d’autres voies pour renouer avec le vivant.

Et si notre histoire nous avait déjà été contée ?
Les Âmes de feu donne cette étrange impression d’avoir vu le film de l’humanité avant tout le monde. Ce roman d’anticipation stupéfie par sa clairvoyance et la modernité des thématiques abordées.
Alors que les sociétés sont divisées en métropoles artificielles, rendues étanches pour filtrer la qualité de l’air, l’humanité poursuit son splendide isolement. Elle rogne des espaces et exploite les ressources. Elle se propage comme un virus sans s'inquiéter des conséquences, notamment sur le vivant duquel elle souhaite s’émanciper.
Une société en rupture avec la nature
La conquête permanente de nouveaux territoires est symptomatique de notre impact et des tensions actuelles entre artificialisation des sols et protection des écosystèmes tout comme les polémiques autour de la loi ZAN. Pour être indépendants de la faune et de la flore, le pouvoir en place et les scientifiques, en quête perpétuelle de « progrès », cherchent à produire des aliments, des plantes et de l’oxygène de synthèse.
« La bactérie, aussi petite qu'utile, était anéantie en périphérie des usines. (…) Les plantes et les animaux souffraient de la faim à leur tour. Seuls les humains, dans leurs tours, dans leurs habitats approvisionnés en air purifié, avec leurs aliments artificiels, pouvaient surmonter cela et y survivre. Eux seuls »
Une lecture qui (r)éveille
Les populations, hiérarchisées selon leur pouvoir dans la société, vivent recluses, prisonnières volontaires de leur aveuglement écocidaire. La narration se poursuit autour d’Henrik : conscient des dangers qui menacent l’humanité, ce scientifique va tenter d’éviter la catastrophe pressentie.
Pendant qu’une minorité impose un système économique et social destructeur, le reste de la population vit dans une ignorance feinte ou consentie. Cette illusion collective d’une prospérité et d’une croissance infinies empêche de porter un regard critique, ou simplement différent sur la situation.
Une fracture entre progrès technologique et sobriété
Elle marginalise les avis divergents, faisant passer les contradicteurs pour les ennemis à combattre, en opposant ceux qui veulent protéger le vivant et ceux qui veulent faire avancer l’économie à grand renfort d’innovations technologiques et scientifiques.
La force du récit réside dans la capacité de l’autrice à ancrer l’intrigue au confluent d’informations, d’intuitions scientifiques et de troubles individuels. Au sein d’un même groupe, les opinions et convictions divergent, amenant le lecteur à se positionner entre partisans d’un progrès sans limite et adeptes de la sobriété.
« A quelles inepties voulez-vous nous faire croire ? Que toutes ces bactéries anachroniques pourraient lutter contre les rayonnements ? Vous voulez revenir en arrière, voilà votre véritable but. Pensez-vous que nous l’ignorons ? Au lieu d’ouvrir la voie à la Culture et au progrès, vous nous faites régresser… Espèce de cabanier ! »
Une nature en réaction, déjà en 1920
La croyance en une croissance infinie et au découplage entre croissance économique et impact environnemental est elle aussi battue en brèche avec une efficacité redoutable tout au long du récit. On y décèle quelques pistes d’action et de renoncement (par exemple, à un régime carné : « La ville devra consommer moins de viande pendant une semaine ou deux, mais ce n’est pas grave. Si nous voulons survivre… ») mais aussi les prémices de discours sur l’inaction climatique ou l’identification de résistance à la conduite du changement.
« Ils réfléchissent à l’accroissement de la Culture (NDLR : la propagation de leur modèle de civilisation). C’est à peu près tout ce qu’ils font. Et maintenant, va leur faire entendre que tout doit changer, dès que possible, de la manière la plus totale ».
L’accentuation des événements climatiques dramatiques (comme les inondations de 2024 à Valence, dans le Nord de la France ou à Rennes, les canicules et sécheresses…) est déjà anticipée. Elle est même vue comme une réponse du vivant aux mauvais traitements infligés par les humains.
« Non, [la Métropole] était pareille à un ennemi, à un voleur qui pillait la nature et menait un combat sans limite contre elle. Est-ce que la nature ne devait pas riposter ? »
Une lecture qui incite à passer à l’action
Plus qu’une dystopie, ce roman d’anticipation fourmille de messages essentiels. Ces piqûres de rappel sont plus que nécessaires dans un contexte de remise en cause des certitudes scientifiques et de montée des climato-scepticismes.
« L’humain est un organisme qui, comme n’importe quel être vivant, doit s’adapter à son environnement naturel pour vivre. S’il perd cette faculté d’adaptation, il s’éteint. Et même s’il s’agit d’une sagesse issue du XXème siècle à laquelle plus personne ne croit, elle reste valable aujourd’hui ! Et le restera à jamais. Sur ce, je vous salue. »
Les Âmes de feu souligne que des changements sans concession s’imposeront à nous si nous ne passons pas à l’action dès à présent et qu’il est important d’être radical au sens propre du terme: s’attaquer à la racine des problèmes.
Faire collectif pour relever les défis contemporains
Là encore, les conclusions du GIEC reprennent des messages similaires en rappelant que le coût de l’inaction sera bien pire que celui de l’adaptation, et que plus les changements systémiques tarderont à être mis en place, plus ils seront difficiles à opérer.
Cette lecture incite à se structurer pour passer à l’action, chacun à son échelle et selon ses moyens.
Qu’on parle de “RSE”, de stratégies “d’impact” ou “d’engagement”, il est indispensable :
- d’être à l’écoute de son écosystème,
- d’intégrer l’impact des activités humaines sur le vivant,
- d’évaluer la vulnérabilité de nos modèles économiques et sociétaux (double matérialité),
- d’interroger des réflexes et croyances liées à la performance ou à la croissance.
Conclusion : construire ensemble des transitions systémiques
Ce roman, écrit il y a plus d’un siècle, nous rappelle que la lucidité précède l’action. Il nous invite à repenser nos modèles de développement à la lumière des dérives actuelles, mais aussi à renforcer les dynamiques collectives, indispensables à la réussite des transitions.
Il est primordial aujourd’hui :
- d’unir les méthodologies,
- de partager les bonnes pratiques comme les difficultés,
- d’en encourager leur diffusion entre les filières.
Les acteurs économiques, politiques, associatifs, culturels, sportifs ou encore touristiques sont confrontés à des enjeux communs : mobilité des publics, sobriété, partenariats durables, communication responsable, évolution des modèles économiques…
Il est plus que jamais indispensable de faire collectif, de croiser les expertises, de diffuser les meilleures pratiques et d’inspirer les changements systémiques qui permettront à l’humanité de relever les défis contemporains. S’inspirer des expériences et récits passés, c’est aussi se donner des clés pour agir aujourd’hui avec clairvoyance, cohérence et engagement.
Écrit par Franck d’Agostini, directeur de projet RSE chez Ipama