À l’occasion des 20 ans du bilan carbone, des réflexions pour aller plus loin dans la transformation des entreprises
Des spécialistes des questions de durabilité dans les entreprises étaient réunis à Paris pour discuter des moyens d’engager la transition écologique dans le monde économique, à l’occasion des 20 ans du bilan carbone.

La loi impose aux entreprises de plus de 500 salariés en France hexagonale et de plus de 250 salariés en outre-mer de réaliser un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre. Cela signifie qu’elles doivent comptabiliser toutes les émissions dont elles sont responsables, mais aussi établir un plan de transition pour réduire leur impact sur le climat.
L’Association pour la transition bas carbone (ABC) déploie le bilan carbone, une méthodologie proposée aux entreprises à cette fin. Elle célébrait ses 20 ans le 10 mars à Paris : l’occasion de revenir sur la prise en compte des enjeux climatiques par les entreprises, mais aussi de s’interroger sur les moyens de transformer les organisations pour engager véritablement la transition.
Une « lutte » pour des engagements climatiques
Cette question faisait l’objet d’une table-ronde, réunissant plusieurs acteurs spécialistes des engagements environnementaux des entreprises. Premier constat : malgré son déploiement depuis vingt ans, le bilan carbone n’a pas fait basculer l’économie pour la rendre plus adaptée aux enjeux climatiques.
« Chez mes clients, j’ai un gros travail de sensibilisation à faire », témoigne Carole Cherrier, vice-présidente de la commission durabilité du Conseil national de l’ordre des experts-comptables (Cnoec). « Je lutte avec les professionnels, avec mes confrères, au quotidien », pour pousser les entreprises à rendre compte de leur impact et les professionnels à se former, affirme-t-elle, puisque les experts-comptables peuvent en effet accompagner les entreprises dans la réalisation de leur bilan carbone.
Le bilan carbone pour « faire basculer le système ? »
Le bilan carbone pourrait contribuer à transformer « n’importe quelle entreprise (...) très radicalement », assure Elisabeth Laville, fondatrice du cabinet de conseil et think tank Utopies, spécialiste de la durabilité des entreprises.
À ses yeux, il s’agit du seul outil « mesurable », « qui fait consensus » sur sa méthode de mesure, permettant une comparaison entre les entreprises. À partir du bilan carbone, celle-ci peuvent identifier leurs principales sources d’émissions et déterminer les actions sur lesquelles agir en priorité.
Il peut s’agir d’un « point d’appui » à partir duquel « faire basculer un système », poursuit Elisabeth Laville. En d’autres termes, il est un point de départ à d’autres actions, et si le nombre d’entreprises réalisant ce bilan est suffisamment important, leur action peut « devenir la norme », selon la spécialiste.
Interroger la nature des activités des entreprises
Pour Fabrice Bonnifet, le président du Collège des directeurs du développement durable (C3D), pour que le bilan carbone ait un impact réel, il faut concentrer les efforts des entreprises sur le plan de transition prévu dans le cadre du bilan, et non sur la comptabilisation des émissions. Il estime notamment que les comptes carbone ne sont pas suffisamment fiables, en particulier ceux concernant le calcul des émissions indirectes dont l’entreprise est responsable sur l’ensemble de la chaîne de valeur (dites de scope 3), en dehors de la fabrication du produit et de sa consommation d’énergie.
Par ailleurs, Fabrice Bonnifet insiste sur la nécessité, au-delà du bilan carbone, de prendre en considération le cœur d’activité de l’entreprises : contribue-t-il à la lutte contre le changement climatique ou non ? Le président du C3D, par ailleurs directeur développement durable du groupe Bouygues, estime que toutes les entreprises n’ont pas à diminuer leur empreinte carbone drastiquement, si leur activité permet d’éviter des émissions.
Il faut aussi, selon lui, accompagner les clients vers un changement de leurs habitudes de consommation, au moyen d’incitations.
La décarbonation, un levier d’innovation voire de profit
Cédric Ringenbach, créateur de l’atelier de sensibilisation La Fresque du climat et dirigeant du cabinet de conseil BlueChoice, estime surtout que des réglementations sont nécessaires pour aller plus loin. « On a laissé croire que c’étaient les entreprises qui allaient sauver le climat sur leur budget », déplore-t-il. Or, à ses yeux, celles-ci sont enclines à mettre en place des actions rentables ou peu coûteuses. Désormais, les décisions à prendre coûtent plus cher : les entreprises sont réticentes à le faire.
La transition écologique nécessite investissements sur une longue durée, confirme Carole Cherrier. Cela constitue d’après elle un frein à la transformation écologique. « Changer de modèle d’affaire, il faut être extrêmement courageux pour le faire », déclare-t-elle, « il faut avoir les moyens de le faire ».
Il s’agit davantage d’une question d’intérêt à court terme que de coût, avance au contraire Elisabeth Laville. À ses yeux, la transition est possible si les entreprises, les salariés et les consommateurs trouvent un bénéfice rapidement dans la transition.
La décarbonation peut aussi être un « levier d’innovation et de sens pour [les] métiers », avance-t-elle. 25 % des entreprises interrogées par le Boston consulting group en 2024 gagnent de l’argent avec la décarbonation, indique-t-elle encore. « Ce sont celles qui vont le plus loin », détaille-t-elle, avec un plan de transition bien établi, associé à une gouvernance et des moyens.
Repenser l’idée de croissance
Fabrice Bonnifet, en revanche, invite à interroger la notion de croissance économique. « On ne pourra pas baisser l’empreinte carbone de l’humanité si on continue de fabriquer autant », déclare-t-il. Il faut améliorer la réparabiltié des objets, leur durabilité et développer les services de location, appuie Cédric Ringenbach.
« On peut continuer notre “croissantisme” et notre croyance que le marché va tout régler. Tout cela est faux », poursuit Fabrice Bonnifet. Pour lui, la diminution de l’empreinte carbone des entreprises conduira nécessairement à la baisse de leur chiffre d’affaires.
« Ce que l’on va perdre en profitabilité, on va le gagner en durabilité », assure-t-il cependant. « Il faut sortir de la performance financière pour aller vers la robustesse du modèle économique ». Il juge donc nécessaire de former les administrateurs des entreprises, qui valident les plans de transition et les stratégies de décarbonation en conseil d’administration. « Il va bien falloir leur dire tôt ou tard que cette rentabilité qu’on leur a donnée pendant des décennies n’est pas tenable physiquement. Donc ils ont tout intérêt à faire durer la boîte en acceptant des moindres rémunérations », conclut-il.
Célia Szymczak