À Paris, les habitants d’un immeuble coopératif l’ont imaginé pour vivre autrement
Dans la capitale, des citoyens ont conçu et porté un projet d’habitat participatif coopératif. Avec cet immeuble, ils défendent une autre manière d’habiter, pour rendre le logement plus accessible et lutter contre la spéculation.

Roddy, un travailleur indépendant dans la culture de 52 ans, habite avec sa compagne et ses deux enfants dans un appartement parisien de 60 mètres carré. Bien isolé, lumineux, doté d’une grande terrasse avec une vue imprenable sur la capitale… L’espace a tout pour plaire. Surtout, les deux résidents, qui ne sont ni architectes, ni urbanistes, font partie du groupe d’habitants qui a imaginé l’immeuble dans lequel ils se trouvent, il y a onze ans.
En effet, ce bâtiment de sept étages, comprenant 17 habitations, qui sont toutes des logements sociaux, est un peu particulier. Il appartient à une coopérative, Utop, gérée par les habitants de l’immeuble eux-mêmes. Mais même si Roddy a pensé le projet et est sociétaire de la coopérative, il n’est pas propriétaire de l’appartement qu’il occupe : il paie un loyer de 850 euros, afin de participer au remboursement de l’emprunt contracté pour financer le projet. Quand il quittera le logement, il récupérera les 3 000 euros qu’il a déboursés pour pouvoir participer à la prise de décision dans la coopérative, rien de plus.
Ce modèle a été rendu possible par la loi Alur (loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové), votée en 2014. Elle définit l’habitat participatif, une « démarche citoyenne qui permet à des personnes physiques de s'associer » pour définir et concevoir leur logement, construire ou acquérir un immeuble pour l’habiter et éventuellement assurer sa gestion. Les sociétés d’habitat participatif peuvent se constituer, comme Utop, sous la forme de coopératives.

Un montage financier complexe
L’histoire d’Utop commence donc il y a onze ans. « Un groupe de quatre personnes faisant partie d’une fanfare militante avaient envie de mêler espace d’activité professionnelle et espace de vie, avec une réflexion sur l’habitat abordable », raconte Roddy. Étant donné le prix des loyers dans la capitale et leurs revenus modestes, ils envisagent un temps de quitter Paris, mais leurs activités professionnelles les y retiennent. Ils découvrent en 2014 un appel à projets de la ville, réservant trois terrains pour y créer des habitats participatifs. « Nous étions ignorants sur le sujet », pointe Roddy. Mais ils commencent à s’y intéresser.
Pour financer le projet, les habitants s’associent à Coopimmo, une coopérative HLM qui achète la friche, et à la coopérative d’architectes Archi ethic. Ils créent Utop et contractent un prêt locatif social (PLS), destiné au financement des logements sociaux.

Une logique anti-spéculative
« Toute notre démarche s’articule autour de deux questions : est-il encore possible d’habiter Paris avec des revenus modestes ? Et est-il encore possible d’habiter autrement une ville ? », détaille Roddy, debout dans le petit jardin partagé. « L’idée était aussi de travailler sur l’anti-spéculation », continue-t-il. C’est dans cette logique qu’a été choisie la propriété collective par rapport à la propriété individuelle. C’est aussi pour cela que le foncier, le terrain qui appartient à Coopimmo, a été séparé du bâti, l’immeuble qui appartient à Utop.
Les habitants n’ont emménagé qu’en 2024. Le projet a mis du temps à se concrétiser : la ville de Paris le sélectionne en 2016, le terrain est vendu en 2018, les travaux commencent l’année suivante. La faillite de l’entreprise de gros œuvre ou la pandémie de Covid-19 font aussi partie des événements ayant causé des retards. Mais ça y est, 23 adultes et 19 enfants ou adolescents résident désormais dans l’immeuble, dans des appartements d’une surface allant de de 30 à 90 mètres carrés. Trois d’entre eux sont gérés par le bailleur social Habitat et humanisme, pour « éviter un entre-soi », avance Roddy.

Une vie collective
Au rez-de-chaussée, une salle commune de 54 mètres carré donne sur le jardin partagé : elle est louée du lundi au vendredi à la coopérative par le collectif de journalistes Hors cadre, mais les habitants peuvent l’occuper le soir, le week-end et les jours fériés. Ils organisent des événements ouverts à l’extérieur dans cette salle ou dans le jardin de manière ponctuelle : ainsi, un concert est prévu en juin.
Une autre salle commune est, elle, toujours accessible aux habitants et souvent occupée par les enfants, non loin du local à vélo et de la future salle de répétition de musique, pour laquelle Utop a encore besoin de financements.
Quelques-uns des paliers sont aussi partagés : au quatrième, par exemple, un espace dans lequel aiment s’installer les adolescents ; au sixième, une table parfois occupée par les télétravailleurs. Au septième étage, quatre machines à laver et un sèche-linge sont mis en commun, dans une buanderie qui donne sur un toit-terrasse.
« L’idée d’habiter ensemble créée une vie plus douce », salue Roddy. Les habitants se partagent aussi les box internet. Des projets d’achats alimentaires collectifs sont envisagés. Pour organiser leur vie collective, les résidents appartiennent à des « cercles » : l’un s’occupe des aspects techniques, l’autre des questions juridiques et financières et un troisième des « liens ». Des réunions « inter-cercles » sont organisées toutes les semaines, d’autres entre personnes du même cercle une fois par mois. Roddy l’assure : s’il ne connaissait pas le mouvement coopératif avant de se lancer, il est désormais fortement convaincu de sa pertinence. Utop souhaite faire connaître son modèle pour permettre à d’autres de le reproduire, dans diverses régions. « La coopération transforme », affirme le sociétaire.

Après la visite de l’immeuble, organisée le 6 mai par le think tank Le labo de l’ESS à l’occasion de ses quinze ans, des spécialistes du sujet ont exposé leur point de vue sur l’habitat participatif et coopératif.
« Les coopératives soustraient les logements du marché spéculatif, c’est quand même le plus important », a appuyé Christiane Chateauvieux, la présidente de la fédération de coopératives d’habitants Habicoop.
Elle a aussi insisté sur la gouvernance démocratique : dans une coopérative, tous les sociétaires disposent d’une voix pour la prise de décision, peu importe le montant qu’ils ont investi pour y entrer.
« Habiter et réaliser un projet coopératif, c’est un vrai choix politique », a-t-elle assuré, « pour nous, ce sont de vraies alternatives, situées entre le logement social et la propriété individuelle ». Tout en insistant sur la nécessité que les projets naissent des habitants, elle a appelé à davantage de soutien politique.
Christine, une habitante et sociétaire d’Utop, a aussi appuyé sur la nécessité de « changement des imaginaires », s’interrogeant sur l’idéal de propriété individuelle. « Aucun d’entre nous n’a d’emprunt personnel. Pour moi, il y a quelque chose qui protège », a-t-elle par exemple estimé.
Célia Szymczak