Comment Decathlon s’est emparé de l’innovation frugale ?
L’enseigne de sport Decathlon a intégré l’innovation frugale à la conception de certains produits. Comment un magasin s’approprie-t-il les low-tech ? Interview d’Anne-Sophie Pierre, référente innovation frugale chez Decathlon.
Anne-Sophie est référente innovation frugale chez Decathlon. Elle réfléchit à la conception de produits en adoptant une démarche frugale en faisant la part belle aux low-tech. Comment cela se déroule ? Quels sont les intérêts pour une entreprise telle que Decathlon qui vend du matériel de sport ? Interview.
- Comment devient-on référente innovation frugale chez Decathlon ?
J’ai une formation d’ingénieure. Lorsque je suis arrivée chez Decathlon, je travaillais plutôt sur la partie industrielle. Plus tard, le prix est devenu un levier d'innovation. Nous voulions savoir comment concevoir en maintenant les prix alors que les coûts de main-d'œuvre augmentaient. Nous avons alors travaillé sur la reconception d’un sac-à-dos déjà existant avec les équipes de Quechua. Je me suis rendu compte que la façon dont on a travaillé correspondait à de l’innovation frugale. À ce moment-là, j’ai découvert les livres de Navi Radjou sur le sujet. J’ai alors essayé de rédiger les bonnes pratiques en interne. Puis, nous avons essayé de créer des ponts en reproduisant cette recette à d’autres familles de produits. Certains ont fonctionné, d’autres non. L’équipe innovation m’a alors proposé d’appliquer l’innovation frugale à d’autres typologies de produits.
Finalement, je suis rentrée dans l’équipe innovation. Depuis trois ans, je m’occupe des sports de montagne, très liés aux low-tech. L’innovation frugale est un outil utilisé dans certains contextes.
- Comment définir l’innovation frugale ?
L’innovation frugale consiste à faire plus avec moins pour plus de personnes. Il ne faut pas oublier le « plus de personnes », car il s’agit du plus important.
C’est la définition officielle. Mais personnellement, je dirais que c’est faire mieux avec moins de ressources, et donc avoir un impact environnemental plus faible.
- Vous avez notamment travaillé sur un réchaud à bois. Comment cela s’est passé ?
Le problème du gaz, utilisé pour les réchauds classiques, est qu’il s’agit d’une ressource naturelle, et qu’elle n’est pas évidente à transporter. De plus, c’est un produit dangereux qui implique une logistique particulière. D’un autre côté, les utilisateurs expliquent apprécier le moment du feu de camp.
Nous avons alors rencontré le Low-tech Lab, et avons décidé d’adopter la technologie de la pyrolyse double combustion. Il s’agit de deux boîtes de conserve encastrées l’une dans l’autre. En mettant le feu à l’une des boîtes, cela crée une combustion qui en entraîne une deuxième. Finalement, cette technologie met plus vite à ébullition un litre d’eau qu'une solution à gaz.
Ensuite, nous avons mis sur pied un produit sécurisé, déployable et esthétique. Nous avons conçu une dizaine de prototype, ce ne fut pas si simple. Dès que l’on touchait à quelque chose, l’ensemble ne marchait plus ou moins bien. Les équipes ont tenu bon, et le produit a franchi le cap de la commercialisation.
- L’innovation frugale s’inspire de l’état d’esprit des populations émergentes. Qu’est-ce que cela signifie ?
Les populations émergentes, très contraintes, sont obligées de se débrouiller avec ce qu’elles ont. Cela implique d’utiliser les ressources que l’on a déjà en se rappelant que la matière et les gisements sont précieux. Cela revient à se poser certaines questions : quelles ressources disponibles puis-je utiliser ? De quels déchets puis-je me servir ? Quelles mutualisations je peux réaliser ? Quel transfert de technologie je peux faire ? Il s’agit d’une inspiration pour répondre à des problématiques.
- Comment Decathlon a accueilli ce champ de l'innovation frugale ?
Tout le monde a trouvé cette approche appropriée. Mais après, vient la question suivante : comment fait-on ? C’est un sujet très large, très global, mais sans réelle méthodologie. On s’est donc lancé, au départ, sur de la reconception, puis sur de l’innovation. Nous avons essayé de nous approprier le sujet puis de réaliser des tests pour avoir une approche concrète.
C’est compliqué, car cela nécessite de penser une solution de manière contraire aux solutions habituelles, avec notamment une baisse du nombre de fonctions proposées par le produit… Et cela fait peur ! Ce minimalisme peut effrayer, car on se dit que son produit possède moins de fonctions alors que celui du concurrent continue de les proposer. Le principal frein est la peur du renoncement.
- Quels sont les intérêts pour une marque telle que Decathlon de se lancer dans une démarche frugale ?
Ils sont nombreux. Decathlon est dans un domaine favorable à la frugalité. Les pratiquants d’outdoor recherchent la simplicité et la sobriété. Surtout après le confinement, ils veulent un contact avec la nature qui ne soit pas parasité par des équipements et des fonctionnalités trop complexes.
Ensuite, il s’agit d’un outil pour baisser l’impact environnemental, mais également pour réduire les prix ou encore pour se démarquer des concurrents. C’est également un outil pour ne plus subir les prochaines réglementations sur les matières renouvelables, la taxation des déchets ou les affichages environnementaux.
Enfin, la France représente une opportunité, car il y existe plein d’initiatives, une émulation. Nous sommes au bon endroit au bon moment.
- Est-ce aussi difficile de faire de l’innovation frugale que de l’innovation tout court ?
Faire de l’innovation tout court, c’est déjà très difficile. On doit répondre à des problématiques sans savoir si on va y arriver. Il faut fournir une réponse technique, fonctionnelle et en même temps qui ne dégrade pas l'environnement.
Pour moi, l’innovation frugale, c’est plutôt de la « reverse innovation ». Au lieu de partir d’une page blanche, je pars d’un ingrédient déjà existant dans le but d’y répondre.
Avec l'innovation classique, nous sommes principalement dans l’usage. L’innovation frugale, elle, implique de l’émotionnel et du culturel.
- Pourrait-on imaginer que tous les produits de Decathlon soient pensés avec une démarche frugale ?
Cette philosophie est déjà présente dans l’ADN de Decathlon : faire du simple, du très astucieux. L’innovation frugale peut constituer une piqûre de rappel, surtout pour les concepteurs.
- Est-ce que c’est cher de faire de l’innovation frugale ?
Cela peut coûter plus cher, car cela représente un investissement. Par exemple, le réchaud à bois est plus cher qu’un réchaud à gaz. L'innovation frugale ne rime pas avec prix bas.
Propos recueillis par Théo Nepipvoda