Aller au contenu principal
Par Carenews INFO - Publié le 26 janvier 2023 - 16:30 - Mise à jour le 30 janvier 2023 - 10:34 - Ecrit par : Lisa Domergue
Recevoir les news Tous les articles de l'acteur

François Thomas (SOS Méditerranée) : « Le sauvetage en mer est un devoir qui ne se discute pas »

En novembre 2022, 234 personnes naufragées cherchant à fuir l’enfer libyen ont été secourues par l’Ocean Viking, un bateau affrété par SOS Méditerranée. Pour Carenews, le président de l'ONG de sauvetage en mer, François Thomas, revient sur la tragédie en Méditerranée centrale, l’urgence d’une solidarité européenne et les enjeux financiers pour continuer ces opérations de sauvetage. Entretien.

François Thomas, devant l'Ocean Viking. Crédit photo : David Orme / SOS MEDITERRANEE.
François Thomas, devant l'Ocean Viking. Crédit photo : David Orme / SOS MEDITERRANEE.

 

Le 11 novembre 2022, le port de Toulon accueillait l’Ocean Viking, un bateau affrété par l’ONG SOS Méditerranée. À son bord, 234 personnes migrantes secourues qui tentaient de traverser la mer Méditerranée pour fuir la Libye. Un sauvetage réussi après plus de trois semaines d’errance en mer, faute de port pour les accueillir. 

Entre août 2019 et janvier 2023, l’ONG a sauvé 7 650 personnes. Cofondée en 2015 par l’humanitaire Sophie Beau et le capitaine de marine marchande allemand Klaus Vogel, SOS Méditerranée est présidée par François Thomas, un capitaine de la marine marchande

SOS Méditerranée, une ONG de sauvetage en mer

  • Commençons par une remise en contexte : que se passe-t-il en mer Méditerranée ?

Nous assistons à une véritable tragédie et en particulier en Méditerranée centrale. Depuis 2014, plus de 25 000 personnes ont perdu la vie en mer Méditerranée, dont 80 % dans la zone centrale, entre l’Italie et la Libye.  Il s’agit de la route migratoire maritime la plus mortelle du monde.

 

  • Comment expliquer cette tragédie en Méditerranée centrale ?

La situation en Libye est un chaos absolu où s’opèrent des crimes contre l'humanité avec des camps de détention, des trafics d'êtres humains, de la torture, de l'esclavage, des viols... En fuyant l’enfer libyen, les personnes savent qu'elles prennent des risques énormes, qu'elles peuvent mourir en mer, mais elles préfèrent prendre ce risque que continuer à vivre dans cet enfer.

Autre élément important : en 2018, une vaste zone de recherche et de sauvetage (zone SAR), historiquement attribuée à l’Italie, a été confiée, avec l’accord de l’OMI, à la Libye qui n’assure aucune coordination. Pourtant, il s'agit de l’élément clé pour sauver des vies lors d’un sauvetage et la Libye ne le fait pas. Ses garde-côtes interceptent des embarcations de personnes qui tentent de fuir le pays et les renvoient dans des camps de détention où elles sont à nouveau violentées. Un véritable cercle vicieux. Par ailleurs, les Nations unies et l'Union européenne ne cessent de répéter que les ports libyens ne sont pas des lieux sûrs. On ne peut pas débarquer en Libye.

Qu’est-ce qu’une zone de recherche et de sauvetage (SAR) ?
Une zone SAR est une zone de recherche et de sauvetage, « Search And Rescue » en anglais. Selon l’article 98 du CNUDM : « Tous les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d’un service de recherche et de sauvetage adéquat et efficace ». En d’autres termes, dans les zones SAR, les États côtiers ont l’obligation d’assurer la coordination de sauvetages en mer.

 

  • SOS Méditerranée est donc particulièrement présente dans la Méditerranée centrale. Comment l'association est-elle née ?

Pour bien comprendre, il faut faire un retour dans le passé. 

En octobre 2013, il y a eu un naufrage très médiatisé près de Lampedusa, sur les côtes italiennes, faisant un peu plus de 300 victimes. À la suite de ce naufrage, le gouvernement italien a mis en place une opération remarquable entre novembre 2013 et novembre 2014 : Mare Nostrum. Elle a permis de sauver plus de 100 000 personnes. Mais, faute de soutien de la part de l'Europe, ils y ont mis un terme. D’autres opérations ont été organisées, mais elles avaient davantage vocation à protéger les frontières et lutter contre les trafics. 

Autre événement marquant, la crise syrienne en 2015 et en particulier le naufrage du 19 avril 2015, le plus meurtrier jamais connu en Méditerranée : une embarcation surchargée a chaviré, faisant plus de 1 100 victimes. C'est alors qu'une humanitaire française, Sophie Beau, l’actuelle directrice générale de SOS Méditerranée et un capitaine de la marine marchande allemande ont décidé d’unir leurs compétences pour pouvoir affréter un bateau de rechercher et sauvetage, l'Aquarius.

C'est ainsi qu’est née l'association SOS Méditerranée. Voyant que les États ne respectaient pas leurs obligations de sauvetage, notre association s’est mobilisée pour trouver des solutions. Depuis 2016, l'association SOS Méditerranée a sauvé avec l'Aquarius, puis aujourd'hui avec l’Ocean Viking, 37 173 personnes.

 

  • Quelles sont les missions de SOS Méditerranée ? 

SOS Méditerranée mène trois principales missions. 

Le sauvetage en mer, qui sont des sauvetages très difficiles nécessitant un grand professionnalisme.

La deuxième mission est la protection des personnes sauvées à bord. Grâce à un partenariat avec la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, des équipes médicales prennent soin d'elles. Cette mission de protection est essentielle. Lorsqu'elles sont secourues, ces personnes retrouvent à nouveau l'humanité, l'hospitalité inconditionnelle. Choses qu’elles n’ont pas vécu depuis longtemps. 

Enfin, une mission de témoignage. C'est très important de raconter cette réalité, ces sauvetages et cette tragédie en Méditerranée centrale et en Libye. 

Sauvetage en mer : une obligation d'État

  • En novembre dernier, l’Ocean Viking a fait la une des médias. Cette opération de sauvetage menée par votre ONG a permis de secourir 234 personnes après trois semaines d’errance. Que s’est-il passé ?

Lors de l'odyssée de l'Ocean Viking en novembre, nous avions réalisé six sauvetages dans des zones SAR libyennes et maltaises. Conformément au droit maritime, nous avons informé les autorités de ces pays de ces sauvetages en leur demandant de nous indiquer un lieu sûr de débarquement. Aucune des deux ne nous a répondu.

On a ensuite fait plus de 40 demandes de débarquement, toutes refusées. C’est totalement contraire au droit maritime international. Après trois semaines d'errance, la France a accepté d'ouvrir ses portes parce qu’il était urgent de réagir. C’est tout à fait exceptionnel. Il ne faut pas que cette situation se reproduise, c’est beaucoup trop loin. 

 

  • Que dit le droit international sur le sauvetage en mer ? 

Il existe différentes conventions internationales qui ancrent deux principales obligations. 

La première est qu’un capitaine de navire a l'obligation absolue de répondre à un appel de détresse et de porter secours.  

La deuxième est que tous les États côtiers, dans la zone qui leur est affectée, sont responsables des opérations de recherche et de sauvetage – en cas d’appel de détresse d’un navire ou d’un crash aérien. Dans ces zones SAR qui n'ont rien à voir avec les zones économiques ni les eaux territoriales, les États ont l'obligation de mettre des moyens aériens, maritimes à disposition, d’avoir une veille 24h/24 et d'assurer toute la coordination des secours. Ils ont aussi l'obligation d'indiquer le plus raisonnablement rapidement possible un lieu sûr de débarquement. C’est cette deuxième partie qui ne fonctionne pas en Méditerranée centrale.

Chiffres-clés sur le sauvetage en mer et SOS Méditerranée  

- Depuis 2014, 20 222 personnes ont perdu la vie en Méditerranée centrale selon l’OIM. 

- Entre 2016 et 2018, SOS Méditerranée et son bateau de sauvetage l’Aquarius ont secouru 29 523 personnes

- Entre août 2019 et janvier 2023, l’ONG a secouru 7 650 personnes grâce à l’Ocean Viking.

- Une journée en mer avec l’Ocean Viking coûte 14 000 euros

 

  • Pourquoi l’Italie a-t-elle refusée d’accueillir l’Ocean Viking ? 

Par sa proximité avec la Libye, l'Italie est un pays de première arrivée avec plus de 100 000 personnes débarquées en 2022. Il est urgent d'instaurer une véritable répartition solidaire entre les États européens, car elle ne peut pas accueillir toutes ces personnes. 

Aujourd’hui, le nouveau gouvernement italien adopte une position excessivement ferme pour faire pression sur l’Union européenne. L’une de ses nouvelles stratégies, par exemple, est d’indiquer un lieu de sauvetage très rapidement, mais très éloigné de la position de notre bateau, comme par exemple en mer Adriatique. C’est difficile parce que cela fait beaucoup de jours de mer et donc un coût supplémentaire.

 

  • Comment expliquer l’inaction de l’Union européenne ? 

L'Union européenne et ses États membres font preuve d'un manque de courage. Ils refusent d'ouvrir les yeux parce qu'ils assimilent ces personnes à des migrants. Ce ne sont pas des migrants. Ce sont des personnes en situation de migration qui sont en danger de mort en Méditerranée. On doit les sauver. C'est beaucoup plus facile de tourner le dos ou de détourner le regard que de trouver des solutions, en mettant en place un système solidaire. Il faut être solidaire avec l'Italie, c’est la seule solution et elle est européenne. Il ne devrait pas y avoir de débat sur le sauvetage en mer.

Certains pays européens tentent tout de même de trouver des solutions. Par exemple, à l’initiative de la France et de l’Allemagne, il y a eu des tentatives de mécanismes de débarquements solidaires coordonnés des personnes rescapées avec, par exemple, l’accord de La Valette. Mais il n’a jamais été opérationnel à cause de la pandémie. Deuxième tentative durant la présidence européenne de la France. Elle a essayé de mettre en place un dispositif, mais il n’est toujours opérationnel à cause notamment du blocage de certains pays. 

 

l'urgence d'une solidarité entre les États

  • Quels sont les défis à venir pour pouvoir continuer à mener ces opérations de sauvetage en mer ? 

Le premier défi est européen. Nous avons besoin d’une flotte de sauvetage européenne. Nous avons également besoin d’une solidarité européenne avec l’Italie. 

Nous allons également faire face à des enjeux financiers. La guerre en Ukraine a fait exploser les prix du carburant pour les navires alors que le fioul représente 20 % du coût de nos opérations. Pour la première fois depuis l'existence de l'association, nous sommes en déficit. Nous sommes très inquiets.

Et nous craignons que la situation ne s’améliore pas. En nous attribuant des ports aussi lointains par rapport aux zones de sauvetage, nous supportons un surcoût très important de fioul. Nous avons besoin de la solidarité de tous ceux qui nous soutiennent. Le sauvetage en mer est un devoir qui ne se discute pas. Nous avons une grande responsabilité et il est impératif que nous puissions continuer cette mission. 

 

Propos recueillis par Lisa Domergue 

Fermer

Cliquez pour vous inscrire à nos Newsletters

La quotidienne
L'hebdo entreprise, fondation, partenaire
L'hebdo association
L'hebdo grand public

Fermer