Le devoir de vigilance, une obligation des entreprises pour la protection de la planète et des droits humains menacée
La directive sur le devoir de vigilance rend les entreprises responsables des atteintes aux droits humains et à l’environnement causées par leur activité ou celle de leurs partenaires commerciaux. La réforme en cours du texte européen pourrait amoindrir largement sa portée, alors que la loi équivalente appliquée en France en 2017 montre ses effets bénéfiques.
Depuis deux ans, des associations et personnes affectées accusent TotalEnergies de « violation des droits humains » en raison des projets pétroliers Eacop et Tilenga, en Ouganda et en Tanzanie. Elles ont engagé une procédure devant la justice française, dénonçant notamment des atteintes au droit de propriété et au droit à l’alimentation.
Si cette action est possible, c’est parce que la loi sur le devoir de vigilance a été votée en France en 2017. Elle oblige les entreprises françaises de plus de 5 000 salariés à « identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement ». Il s’agit des risques et des dommages résultant des activités de la société, mais aussi de celles de ses filiales, sous-traitants et fournisseurs. Si les entreprises ne parviennent pas à prévenir les atteintes, elles doivent alors les réparer.
La directive sur le devoir de vigilance des entreprises ou corporate sustainability due diligence directive (CS3D), adoptée au sein de l’Union européenne en 2024, repose sur le même principe. Le texte s’applique cependant à davantage d’entreprises : celles, européennes, de plus de 1 000 employés et réalisant au moins 450 millions d’euros de chiffre d'affaires, et les sociétés étrangères réalisant au minimum ce même chiffre d’affaires sur le territoire européen.
Des syndicats patronaux opposés à la législation
Pour les ONG et une partie des entreprises, ces législations représentent des avancées majeures : ce sont « des piliers d’une économie responsable », considère Swann Bommier, directeur du plaidoyer de l’ONG de protection des océans Bloom. La directive constitue « un fondement essentiel pour atteindre les objectifs économiques et de développement durable de l’UE », estimaient en octobre les 480 signataires d’une lettre ouverte, dont 88 entreprises (parmi lesquelles Decathlon, EDF, H&M, Ikea ou l’Occitane) et 134 investisseurs. « Ces règles favorisent la compétitivité et la croissance », soutenaient-ils.
Pour Cesare Vitali, responsable du département ESG de l'investisseur Ecofi signataire de la lettre, cela s’explique notamment par le fait que la directive « aide les sociétés européennes à se protéger des “risques de réputation”. Les parties prenantes, comme les salariés ou les ONG, sont très attentifs aux sujets liés à l’environnement et aux droits humains. Et dès qu’une société est impliquée dans une controverse, cela peut avoir des impacts tangibles dans la relation avec les clients, les investisseurs et sur la valeur boursière », explique-t-il.
En revanche, des mouvements patronaux européens jugent ces législations inadaptées. La CS3D « entraîne une insécurité juridique, une bureaucratie excessive et des risques incalculables pour les entreprises », déploraient en février trois d’entre eux, dont le Medef, appelant à sa suspension. Des arguments entendus par les responsables politiques : la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a engagé depuis plusieurs mois la réforme du texte pour simplifier les obligations auxquelles font face les entreprises, dans le but de favoriser leur compétitivité (voir encadré à la fin). En mai dernier, Emmanuel Macron a tout simplement appelé à « écarter » la CS3D.
Peu de décisions à ce jour
Mais alors, charge excessive ou vrai progrès social et environnemental ? Pour connaître les effets concrets de la loi française, il est possible de s’intéresser à ses impacts dans les tribunaux. « Toute personne justifiant d'un intérêt à agir » peut en effet attaquer une entreprise en cas de manquement à ses obligations de vigilance et demander réparation.
Depuis 2017, une seule décision a été rendue sur le fond : en juin dernier, la cour d’appel de Paris a contraint La Poste, assignée en justice par le syndicat Sud PTT, à préciser son plan de vigilance. Ce document détaille l’évaluation des risques, les actions de prévention et d’atténuation des atteintes aux droits humains et à l’environnement, les mécanismes d’alerte et de suivi mis en place. La Cour a considéré que le mécanisme de contrôle des fournisseurs et des sous-traitants de La Poste n’était pas « conforme » aux exigences.
C’est un processus lent, mais qui progresse, et se trouve percuté par la dynamique européenne qui va dans le sens inverse »
Pauline Barraud de Lagerie, sociologue
Un progrès en cours
En tout, quinze actions en justice ont été introduites, calcule Pauline Barraud de Lagerie, sociologue et maître de conférences à l’université Paris-Dauphine. Le nombre limité de contentieux s’explique par le « travail très lourd » nécessaire pour réunir des preuves de non-conformité ou d’atteinte, explique la chercheuse, qui a travaillé sur le sujet. Par ailleurs, de nombreuses questions de procédures ont aussi été soulevées dans le cadre des premières actions en justice, ralentissant le rendu des décisions.
« L’interprétation de la loi sur le devoir de vigilance a mis du temps à se fixer dans les tribunaux et à ce que les premières décisions établissement véritablement des obligations pour les entreprises. C’est un processus lent, mais qui progresse, et se trouve percuté par la dynamique européenne qui va dans le sens inverse », commente encore Pauline Barraud de Lagerie.
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Même sans décision de justice, « en fonction des dossiers, il y a pu avoir des avancées. Certaines entreprises ont mieux intégré certains sujets et pris des mesures concrètes », affirme Justine Ripoll, responsable de campagne de l’ONG Notre affaire à tous. Assignée en justice en 2023 par trois associations, Danone a par exemple actualisé son plan de vigilance à l’issue d’une procédure de médiation ordonnée par le tribunal judiciaire de Paris. L’entreprise y a ajouté des mesures relatives « à la réduction de l’utilisation du plastique dans ses emballages », au développement du réemploi, à la gestion des déchets, « à l’amélioration des conditions de vie des travailleurs et travailleuses de la collecte et du recyclage » et « a approfondi une démarche visant à estimer, en pourcentage, la présence du plastique sur sa chaîne de valeur », détaillait Zéro waste France en février dernier. Ces actions ont conduit les ONG à se retirer de l’action en justice.
« Nous attaquons BNP Paribas sur les sujets de financement des énergies fossiles. La banque a commencé à prendre des engagements, qui ne vont pas assez loin, mais elle a bougé sous cette pression », avance encore Justine Ripoll. Une décision de justice est attendue fin 2026, selon Notre affaire à tous.
Une incertitude sur la qualité des plans de vigilance
La loi oblige les entreprises à agir avant les contentieux, notamment à travers la mise en œuvre du fameux plan de vigilance. Certaines ONG ont ainsi produit des analyses concernant le respect de cette réglementation. En France, en octobre 2024, 57 entreprises sur les 279 soumises au devoir de vigilance, comme Buffalo Grill, Cora ou Picard, ne l’auraient pas publié, selon les calculs de Sherpa et du CCFD – Terre solidaire. L’« opacité » sur la structuration des groupes français et leurs effectifs, conduit à des « données lacunaires », préviennent les associations.
Quand la loi est appliquée, « il est difficile de savoir si les plans sont de qualité ou pas », indique Pauline Barraud de Lagerie. « C’est la question la plus difficile, mais aussi la plus importante. Est-ce que la loi a des effets concrets sur le terrain ? », s’interroge-t-elle. « Je peux vous confirmer que les entreprises font des choses, un certain nombre d’entre elles ont à cœur de mettre en avant des initiatives », continue la chercheuse, même si elle ne se dit pas en capacité d’évaluer si les actions atteignent leur objectif de prévenir et de réparer les dommages. En France, il n’y a pas d’autorité chargée de contrôler la mise en œuvre des obligations de vigilance, contrairement à ce qui est prévu pour l’instant par le texte européen.
« Nous notons souvent que les plans de vigilance comportent beaucoup d’informations, mais que les sociétés ne sont pas très précises par rapport à la publication de données quantitatives, comme le nombre d’audits effectués chez les fournisseurs ou l’effort de formation auprès d’eux. Nous préférons des plans avec moins de texte, mais plus concrets et plus clairs », précise Cesare Vitali, directeur du département ESG chez Ecofi Investissement. La société se sert des plans de vigilance pour évaluer la performance sociale et environnementale des entreprises dans laquelle elle investit et pour les inciter à s’améliorer su elle sujet.
En analysant les parties portant sur le climat des plans de vigilance de 26 entreprises françaises, Notre affaire à tous conclut de son côté à un manque de précision, de moyens, et à des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre en majorité insuffisants pour atteindre les cibles de limitation du réchauffement climatique.
Mais ce n’est pas la première fois que l’ONG réalise cette étude et des progrès peuvent toutefois être observés au fil des éditions. « Certaines entreprises intègrent mieux la question du climat dans leur plan de vigilance. Ça ne veut pas forcément dire qu’il y a eu des changements radicaux, mais la machine a commencé à fonctionner dans les entreprises en termes d’identification et de prise en compte des risques », soutient Justine Ripoll, responsable de Notre affaire à tous.
Une obligation nécessaire pour les droits humains
Alors, malgré les difficultés mises en avant par les entreprises, la directive doit-elle être soutenue ? « En effet, les chaînes d’approvisionnement sont très complexes, très longues, avec beaucoup d’acteurs. Mais si une entreprise n’est plus du tout capable de tracer un produit, c’est peut-être aussi qu’il y a un problème », pense Pauline Barraud de Lagerie.
« Des entreprises de certains secteurs disent qu’elles ne peuvent pas contrôler tous leurs fournisseurs. Mais s'il y a des dommages environnementaux, du travail des enfants ou de l’esclavage moderne qu’une entreprise ne peut pas faire cesser, est-ce que ces secteurs ont vocation à perdurer ? Dire que c’est trop compliqué à contrôler, c’est comme dire que ce n’est pas grave que ces atteintes aient lieu », affirme pour sa part Justine Ripoll.
La réforme pourrait revenir sur l’obligation pour les entreprises de mettre en œuvre un plan de transition climatique visant à rendre leur modèle compatible « avec la limitation du réchauffement planétaire à 1,5°C ». Les sociétés pourraient uniquement être contraintes de l’adopter, sans obligation de moyens. « Les risques climatiques ont la même importance que les risques financiers qui sont pris en compte depuis toujours. Si une société veut se garantir un avenir durable, elle doit s’en prémunir », indique Cesare Vitali d’Ecofi investissement. « Quelle compétitivité existe dans un monde à plus quatre, cinq ou huit degrès ? », s'interroge par ailleurs Justine Ripoll.
« La loi sur le devoir de vigilance a été révolutionnaire dans sa logique : pour la première fois, une loi oblige une entité à prendre des mesures pour des dommages causés par des partenaires commerciaux », explique Pauline Barraud de Lagerie. Or, dans les discussions actuelles pour la réforme du texte, il est proposé de limiter la responsabilité des entreprises aux partenaires commerciaux directs plutôt qu’à l’ensemble des partenaires. « Ce serait clairement miner le texte », estime la chercheuse. « Les risques se situent souvent au-delà des partenaires commerciaux directs », abonde Justine Ripoll. « Par exemple, la déforestation, le travail forcé ou l’accaparement des terres ont souvent lieu au début de la chaîne, au niveau des plantations ou de la production, dans des filières comme l’industrie bovine ou agroalimentaire », illustre-t-elle. « Dans la cosmétique, il y a de nombreux intermédiaires de transformation entre la production de matières premières et la commercialisation ». La possibilité d’accès à la justice des personnes concernées est aussi un élément qu’il faut impérativement conserver, pour Justine Ripoll, pour garantir l'effet concret de la loi.
Célia Szymczak 