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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 22 décembre 2021 - 17:46 - Mise à jour le 22 décembre 2021 - 17:46
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[HISTOIRE] La gratitude : moteur secret de la générosité des Américains depuis 400 ans ?

Charles Sellen est un chercheur expert de la philanthropie au Canada. À l’occasion de Noël, il a souhaité nous rappeler l’origine de Thanksgiving et évoquer les origines et la motivation qui fondent la générosité aux États-Unis.

La gratitude : moteur secret de la générosité des Américains depuis 400 ans ? Crédit photo : DR.
La gratitude : moteur secret de la générosité des Américains depuis 400 ans ? Crédit photo : DR.

La gratitude : un moteur secret de la générosité des Américains depuis 400 ans ?

Pour expliquer la vitalité des dons caritatifs aux États-Unis, on avance généralement deux arguments bien connus : d’une part des services publics faibles que compense une société civile dynamique, d’autre part une obligation morale de ceux qui s’enrichissent à « rendre » à la société une partie de leur succès. Sont aussi invoquées les incitations fiscales au don (même si elles sont en réalité moins avantageuses qu’en France) et la grande souplesse du cadre juridique des fondations. Mais on oublie le plus souvent ces traits psychologiques fondamentaux qui saisissent tout visiteur immergé dans la société états-unienne : la confiance en l’avenir, l’expression sincère d’une gratitude envers la vie, l’appartenance à une communauté. S’agirait-il là des ingrédients magiques ? La fête de Thanksgiving, célébrée depuis quatre siècles, est l’occasion de plonger aux racines d’une culture de la générosité qui reste inégalée. Elle nous offre plusieurs clés de compréhension du mystère philanthropique américain.

D’où vient la fête de Thanksgiving ?

En 2021, les États-Unis ont célébré Thanksgiving pour la 400e année consécutive, le dernier jeudi de novembre. Au Canada, la date est avancée en octobre, du fait des moissons effectuées plus tôt dans la saison. Cette tradition typiquement nord-américaine exprime le sentiment de gratitude pour les bienfaits de la vie. Partagée par toutes les communautés religieuses ou ethniques, elle est paradoxalement l’une des seules fêtes qui n’ait pas été exportée dans le monde. Et pourtant, c’est sans doute l’une des plus fascinantes. À une période de l’année où nos sociétés « modernes » subissent la frénésie consumériste du Black Friday, intéressons-nous à cette fête ancienne, à la signification profonde, qui peut nous enseigner quelques principes utiles de philanthropie.

En 1620, lorsque le fameux trois-mâts Mayflower accoste en Nouvelle-Angleterre, près de l’actuelle Boston, les « Pèlerins » (« Pilgrims ») doivent s’acclimater à un nouvel environnement naturel, qui leur apparaît rapidement hostile. Beaucoup périrent durant leur premier rude hiver. La légende raconte que les Amérindiens  leur ont enseigné les plantes à cultiver et les manières de survivre. Un an plus tard, pour célébrer leur première récolte et remercier leurs hôtes, les colons européens organisent un banquet où ils convient les autochtones. Hélas, dans les années qui suivront, cette fraternité initiale sera abîmée et on connaît le sort malheureux que subiront les peuples indigènes.

Que symbolise Thanksgiving ?

Le récit historique comporte évidemment des variations et, faute d’archives suffisantes, les historiens ne s’accordent pas toujours sur les dates exactes et le déroulé des faits. Nonobstant ces points de discorde, le symbole originel demeure puissant. L’attitude des Amérindiens est l’incarnation d’une bienveillance spontanée envers l’arrivant, purement gratuite et désintéressée (puisque les migrants européens arrivaient pauvres et fragiles), sans attendre un retour, c’est-à-dire fondamentalement philanthropique au sens le plus noble du terme. En contrepartie, le banquet organisé par les colons reconnaissants illustre un sentiment de profonde gratitude (« giving thanks » signifie littéralement « rendre grâce »), en même temps que la réciprocité obligatoire du don/contre-don, si bien décrite par Marcel Mauss. La dynamique donner-recevoir-rendre permet de faire société depuis la nuit des temps et nul ne peut s’y soustraire, sous peine de briser le pacte social. 

Thanksgiving peut-il expliquer la force de la philanthropie américaine ?

Il serait présomptueux de vouloir expliquer rétrospectivement et par ce seul événement la vivacité de la générosité privée ou de « l’associationnisme » américain, qui força jadis l’admiration d’Alexis de Tocqueville. De multiples travaux universitaires ont en effet décrit comment la philanthropie s’est enracinée à tous les étages de la société américaine, depuis plusieurs siècles, dans tous les milieux sociaux (même les ménages les plus modestes donnent de l’argent et du temps bénévole), quelles que soient les convictions religieuses ou les origines ethniques. Malgré certaines dérives qui confinent parfois à la ploutocratie, le don reste omniprésent dans la société américaine. 

Si l’on connaît donc bien les mécanismes qui ont fait émerger et entretiennent cette culture du don, on a toujours du mal à cerner ce qui en constitue la quintessence, le fondement primordial. Preuve en est qu’on n’a pas réussi à dupliquer ailleurs le même niveau de générosité courante, malgré toutes les analyses et voyages d’études pour découvrir les « ingrédients » de la « recette magique ». 

La gratitude est-elle un moteur de la générosité ?

Cicéron écrivit naguère que la gratitude était mère de toutes les vertus. Mais que dit la science sur les liens entre « gratitude » et « générosité » ? Il faut aborder avec précaution ces concepts mouvants, dont les relations de cause à effet sont difficilement quantifiables. Les neurosciences ont cependant établi en observant l’activité cérébrale qu’une personne est d’autant plus apte à l’altruisme qu’elle éprouve de la gratitude. Par ailleurs, des psychologues étudiant les émotions ont mis en évidence par des expériences que l’expression de gratitude d’une personne A qui reçoit, envers une personne B qui a donné, génère chez un observateur C, externe à la relation, une motivation supérieure d’aider à son tour, en renforçant sa relation à la fois avec A et B.  

Le récipiendaire d’un don a donc intérêt à exprimer distinctement sa reconnaissance pour susciter d’autres soutiens, non seulement en provenance du donateur initial (là où les esprits grincheux pourraient toujours suspecter une relation de flatterie ou de clientélisme), mais aussi en provenance de tiers. En extrapolant, l’expression agrégée de gratitude pour les dons reçus serait propice à des effets déclencheurs de dons plus fréquents. Les ONG ont bien compris cet art de remercier pour renforcer les liens avec leurs donateurs. Mais ce qui a été démontré dans un contexte tripartite reste encore à prouver à l’échelle d’une société entière.

Comment s’inspirer du sentiment de gratitude pour développer la générosité ?

Sans fermer les yeux sur les aspects critiquables de la société américaine, pourquoi ne pas s’émerveiller de cette formidable capacité à savoir dire « merci », très présente dans la vie quotidienne des Américains ? Dans le secteur caritatif en particulier, les organismes qui reçoivent des dons mettent toujours un point d’honneur à déployer ce qu’ils appellent le « gift stewardship » – formule intraduisible en français – une démarche exigeante qui consiste à remercier systématiquement chaque donateur, petit ou grand, et à rendre des comptes précis sur l’usage de ces ressources. Le donateur s’attend ainsi à être honoré pour son geste et les modalités de cette gratitude exprimée sont en général déterminantes pour le renouvellement ultérieur du don. Du côté des donateurs, la conscience que l’on ne réussit jamais par ses seuls talents, mais que c’est grâce à la collectivité qu’on peut s’enrichir, est le fondement de l’impératif moral de « rendre » ou « redonner » une part de ce qui a été gagné. C’est le principe bien connu du « give-back ».

Biographie
Charles Sellen est chercheur en philanthropie au PhiLab, réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie et chercheur au Centre Sprott pour les entreprises sociales (CSES, Carleton University, Ottawa).

Lorsqu’on interroge des philanthropes, femmes et hommes, riches ou modestes, un grand nombre expliquent leur générosité par leur gratitude pour les opportunités qu’elles/ils ont reçues, et leur désir de donner les mêmes chances à autrui, ce qui leur apporte un surcroît de bonheur. Cette rhétorique n’est pas qu’un discours d’enrobage de nantis, même si dans certains cas il y a des abus très contestables. On est plutôt en présence d’une logique générale de la gratitude, qui irrigue tout le corps social et se retrouve dans cette belle fête de Thanksgiving. Dans un contexte morose, cette logique pourrait inspirer en Europe une culture plus résiliente du don, un phénomène que les incitations fiscales peuvent certes encourager mais qu’elles ne suffisent pas à susciter ex nihilo

Alors, à l’approche de Noël et des fêtes de fin d’année, souvenons-nous que la gratitude est un moyen privilégié de se sentir comblé et de célébrer la générosité, avec des effets très positifs à la fois pour les donateurs, les bénéficiaires et les causes.

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