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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 19 avril 2023 - 18:03 - Mise à jour le 19 avril 2023 - 18:03
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[INTERVIEW] Sarah Ertel (Racines) : le changement systémique pour une philanthropie du 21e siècle

Sarah Ertel nous fait part du travail d’acteurs engagés, regroupés dans Racines, pour un changement des pratiques de la philanthropie pour un meilleur impact. Dans cet échange, on pénètre le concept de changement systémique qui aborde dans la profondeur la modification des approches pour faire évoluer l’action collective, pour passer du silo au réseau. Il est traité de la question du rôle des conseils d’administration dans leur capacité à accepter des changements et assumer une culture du risque. La relation entre le fondateur et les organisations soutenues montre combien trouver sa place pour un donateur est un exercice complexe qui doit faire l’objet d’un consensus. La mise en place d’une politique participative avec les parties prenante est présentée comme un exercice de démocratie, mais aussi une composante de la réussite. Ce sont les bases de la philanthropie du 21e siècle qui passe du don à un projet, à l’accompagnement et au collectif.

[INTERVIEW] Sarah Ertel, le changement systémique comme objectif. Crédit photo : DR.
[INTERVIEW] Sarah Ertel, le changement systémique comme objectif. Crédit photo : DR.

Le changement systémique : modifier les règles et les relations entre les parties prenantes 

  • Sarah, pouvez-vous nous dire en quoi consiste l’initiative Racines que vous coordonnez ? 

 

Racines se définit aujourd’hui comme une initiative collective qui rassemble des acteurs de l’écosystème philanthropique et de l’innovation sociale pour les faire travailler ensemble sur l’idée du changement systémique autour d’une ambition commune. 

 

  • Que signifie le changement systémique et en quoi consiste cette démarche ?

 

Aujourd’hui, dans la société où nous vivons, nous traversons des crises et nous nous rendons compte de l’immense interconnexion et interdépendance des causes, qu’elles soient environnementales, sociales, sociétales. Plus précisément, nous avons adopté une autre expression qui est l'« approche systémique du changement ». Le changement systémique est à la fois un résultat que l’on veut atteindre, mais c’est aussi un chemin pour y parvenir. Il s’agit de rendre accessible la notion de « changement systémique » et faire évoluer les pratiques du secteur de la philanthropie pour renforcer sa capacité à contribuer de façon plus efficace aux transformations. Cela implique de modifier les règles du jeu et les relations entre des parties prenantes du système, ses ressources, mais aussi les façons de penser, et les schémas mentaux qui induisent ses dysfonctionnements. C’est dans ces termes que nous avons posé le changement systémique. Pour arriver à ce type de changement, il y a des ingrédients clés dans un processus de cheminement. 

 

  • Vous dites dans ce contexte qu’il faut s’attaquer aux problèmes à la racine, c’est-à-dire que l’on ne traite pas l’urgence uniquement et que l’on va chercher les causses des problèmes. Quand vous parlez de changement systémique, parlez-vous de changement systémique social ou parlez-vous du changement systémique de l’organisation de la philanthropie ?

 

Quand nous avons démarré, nous avons parlé du changement systémique social au sens large, qui va donc s’appliquer aux enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux. L’idée de voir en quoi et comment la philanthropie peut faire évoluer sa façon d’être, sa façon de penser, sa façon de voir son rôle et donc d’agir pour mieux embrasser cette approche systémique du changement social. On peut aussi prendre la philanthropie comme un système en soi et voir en quoi ce système-là doit évoluer. On se met alors à regarder la philanthropie comme acteur du soutien des enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux, comme un membre du système à part entière. Nous avons eu à cœur au démarrage des travaux de Racines de nous questionner : comment aujourd’hui le système de la philanthropie fonctionne-t-il ? Avec qui est-il en relation ? Quelles sont les règles du jeu ? Quelles sont les ressources ? Quelles sont les causes profondes de tel et tel fonctionnement ? C’est le travail de notre groupe pour comprendre là où nous voulions agir, là où nous voulions créer des leviers de transformation du secteur. [Voir à ce propos l’enquête :  Les fondations prêtes à relever le défi du changement systémique.]

Changement social ou changement des pratiques ?

  • Nous parlons vraiment de deux choses différentes. Si l’on veut dire par exemple que les enfants sont mal éduqués, aller à la racine voudrait dire changer l’organisation de l’éducation en France. Est-ce cela votre ambition, ou est-ce plutôt d’avoir des acteurs qui soulèvent des points qui amènent les pouvoirs publics, les acteurs du secteur à regarder différemment les problèmes et à changer leurs pratiques ? 

 

Si on prend le problème sous cet angle-là, notre enjeu est plutôt de faire évoluer le secteur de la philanthropie. Nous n’avons aucune prétention à dire que notre groupe Racines va travailler sur le sujet de l’éducation, le sujet de l’alimentation durable… Nous ne voulons pas faire évoluer un ou plusieurs systèmes sociaux en particulier. Je dirais que c’est un effet collatéral positif de cette action. 

Où vous avez raison, c’est que chemin faisant, pour illustrer de quoi on parle, il est nécessaire de parler de systèmes en particulier. Ensemble, Ashoka, le think tank Vers Le Haut et la Fondation Pierre Bellon, nous avons coordonné une étude intitulée « À l’école du changement », sur ce que veut dire le changement systémique dans le champ éducatif. 

Il était intéressant de se dire : prenons un système en particulier, regardons comment ce système fonctionne, quels sont les challenges des acteurs dans ce système-là et quels sont les enjeux. Finalement, Racines permet avec les lunettes de l’approche systémique, de regarder un système en particulier. En revanche, pour répondre à votre question, nous sommes plutôt sur le deuxième accès. Nous avons envie de faire évoluer la conversation et les pratiques des acteurs de la philanthropie.

 

  • Nous avons un peu clarifié le sujet. Quels sont les déterminants du changement systémique de la philanthropie ? Par rapport à ce qui existe aujourd’hui, quels seraient les changements nécessaires pour devenir des changeurs stratégiques ? 

 

Je souhaiterais préciser qu’il n’y a pas d’opposition de principe entre avoir une philanthropie qui agit sur les symptômes, sur l’urgence (je mets une femme battue et ses enfants à l'abri) et une philanthropie qui agirait uniquement sur la racine des problèmes et qui ne ferait que du changement. Pour Racines, les deux sont très complémentaires et absolument nécessaires. En revanche effectivement l’idée c’est de dire qu’il y a peut-être un enjeu à rééquilibrer les plateaux de la balance aujourd’hui, parce que l’approche la plus représentée, la plus directe, la moins risquée, la plus « facile » est de venir en aide en situation d'urgence. Il faut regarder les enjeux sociétaux avec les lunettes de la complexité, de l’infinie interconnexion et  voir les conséquences positives et négatives. Il nous semble pour cette raison qu’il faut repenser la façon dont, la philanthropie pense son rôle dans la société. 

Du silo au réseau

  • Peut-on dire que vous appelez à une philanthropie de réseaux plutôt qu’à une philanthropie de silos ?

 

Oui, exactement. L’ambition serait de faire en sorte que les acteurs de la philanthropie affirment plus leur capacité à se projeter dans l’avenir, qu’ils sont des acteurs de la transformation sociale. Ils doivent faire reconnaître leur légitimité à produire du changement à travers l’expérimentation, l’innovation. 

 

  • Quels sont les éléments qui fondent la transformation systémique de la philanthropie ? Faut-il soutenir plus longtemps, ou différemment ?

 

Il s’agit de financer non plus un projet particulier ou un axe d’un projet, mais une vision globale. Pour une organisation, c’est financer sur des temps longs, parce que ces changements vont mettre du temps à advenir, c’est aussi financer du collectif pour soutenir le rassemblement d’acteurs pour qu’ils élaborent une réponse face à un enjeu. C’est être dans une logique qui va faire la part belle à l’émergence plutôt qu’aux logiques de contrôle et d’évaluation. 

Un des éléments très forts que partage Donella Meadows dans ses ouvrages est cette notion qui nous invite à reconnaître l’imprévisible, le non-contrôlable. Lorsqu’essaie de faire avancer les choses avec de nombreuses parties prenantes, on ne contrôle pas la façon dont elles vont évoluer. Cela nécessite de se libérer des procédures habituelles pour se trouver dans une logique très partenariale, de confiance avec les organisations que l’on soutient. 

Changer la logique d’action

  • Pour les organisations philanthropiques qui s’engagent dans cette voie, cela veut dire une position de risque par rapport à un mode de pensée d’un conseil d’administration.

 

Effectivement, il s’agit d’embrasser un niveau de risque plus élevé pour une partie des actions menées. Prendre des risques ne veut pas dire non plus s’engager complètement à l’aveugle, sans aucun jalon. La confiance dont je parle signifie que l’on a de plus en plus de lien avec les organisations que l’on soutient, que l’on est moins dans une logique descendante, que l’on fonctionne moins par appel à projets avec des critères très cadrés.  

 

  • Une logique de construction…

 

Une logique de cause commune en fait. Je donne un exemple de pratique très concrète et développée dans le programme « Inventer Demain » de la Fondation de France, qui me semble être une logique assez expérimentale et intéressante. Ce programme soutient 25 projets. La responsable a tous les trois mois un temps d’échange avec leurs représentants. C’est la Fondation de France qui a la charge de capitaliser et de faire le compte rendu de l’échange, de faire remonter les points sur lesquels il faut avancer ensemble dans les prochains mois. C’est donc une responsabilité partagée. Ces pratiques sont pour nous assez nouvelles. Ce ne sont pas à proprement parler des pratiques de changement systémique, mais ce sont des pratiques favorisantes, des leviers pour aider à ce type d’approche dans les organisations, car elles permettent de faire évoluer les rôles et les postures, de sortie d’une relation de contrôle pour aller vers la confiance et la coopération au service d’une cause. 

Pour moi, sélectionner, financer et accompagner, c’est un peu le travail classique. Il y a de plus en plus d’organisations qui disent qu’elles vont continuer à financer comme elles le font déjà. Certaines, notamment les fondations qui travaillent sur une thématique en particulier, souhaiteraient aussi avoir une approche systémique, comme un acteur parmi de nombreux autres de l’écosystème. Ne pas être juste un financeur, mais un acteur faisant partie d’un écosystème en étant, par exemple, dans des groupes de travail pour réfléchir avec des porteurs de projets, des ONG, des citoyens, les pouvoirs publics, des médias... sur un enjeu donné, comme l’alimentation saine et durable, les questions de mobilité, les questions d’habitat… La fondation repense ainsi son rôle. De plus en plus de fondations se pensent de cette manière et s’autorisent à se donner des rôles différents. 

Un écosystème philanthropique

  • Quand vous parlez de philanthropie, vous parlez de fondations ?

 

Nous en avons une acception large. Le cœur du secteur philanthropique, ce sont plutôt des organisations qui pratiquent la philanthropie et le mécénat, les fondations distributives, qu’elles soient familiales, institutionnelles, ou d’entreprise. Celles et ceux qui agissent sur le terrain en sont des parties prenantes essentielles, qui doivent être pleinement considérées dans une approche systémique. 

 

  • Vous pensez que les philanthropes individuels n’ont pas à être associés à ces questions de philanthropie collective et stratégique ? 

 

Bien au contraire. Notre démarche concerne tous les philanthropes, qu’ils soient individuels ou organisés. Nos travaux peuvent les nourrir. Chez Ashoka, nous fonctionnons avec un groupe de philanthropes individuels très impliqués, dont certains ont fondé des fondations familiales, qui s’appelle l’« Ashoka Support Network ». Ces discussions sont aussi au cœur de leurs préoccupations et de la façon dont ils ont envie de mener leurs actions philanthropiques.  

 

  • Vous donnez des définitions du changement systémique, mais pas celle de la philanthropie. Quand nous parlons de philanthropie, ne serait-il pas plus juste de parler des acteurs de la philanthropie ? Je considère pour ma part que la philanthropie est un écosystème avec des fondations, des associations, des donateurs, des bénévoles. Il met en marche tout un métier qui est celui de l’action sociétale engagé par le secteur non lucratif. C’est un présupposé, et je pense qu’il faut se méfier de cette approche, parce qu'on butte sur ce terme de philanthropie depuis vingt ans. Il faut rester vigilant, car on peur arriver à une caricature de ce que peut être la philanthropie. 

 

Dans l’approche que nous avons eue, nous avons parlé de « focus and frame », c’est-à-dire que nous partions d’un cadre très large qui était l’écosystème de l’innovation sociale et que dans lequel il y avait des gens qui finançaient, des porteurs de projets, des accompagnateurs, des évaluateurs et de nombreuses parties prenantes. Le focus que l’on se donne est effectivement plus l’écosystème des organisations de la philanthropie et du mécénat. Donc une reconnaissance qu’elles appartiennent à un écosystème beaucoup plus large avec lequel elles travaillent et interagissent en permanence. Nous nous sommes donné ce focus parce que ce secteur a ses règles, ses fonctionnements  assez spécifiques. Notre équipe cœur comporte des représentants de fondations à tous les niveaux, des associations, des chercheurs. À tous les événements que nous organisons, il y a des fondations, mais aussi des porteurs de projets, des gens qui parlent d’évaluation, d’autres qui accompagnent les porteurs de projets. Finalement il y a beaucoup de porosité. 

La place des fondateurs ou financeurs : influenceurs ou prescripteurs

  • Dans la philanthropie stratégique se pose quand même la question du philanthrope démiurge. C’est-à-dire, comme dans les fondations américaines, de grands financeurs qui dans leur conseil d’administration décident ce que sera le monde, qui investissent en étant transformateurs stratégiques. On peut citer l’exemple de Bill Gates ou d’autres. N’est-ce pas un problème ? La question qui n’est pas beaucoup citée dans votre démarche est ce que l’on appelle en anglais « accountability ». Qui fonde la légitimité du système que vous allez mettre en place ?

 

C’est une bonne question, et on revient à la question de la juste place, du juste rôle que souhaitent s’attribuer les acteurs de la philanthropie. L'intervention des fondations devient justement plus légitime parce qu'avec cette approche, elle est travaillée en partenariat et en co-construction, avec une posture de dialogue et de confiance mutuelle entre ceux qui financent et ceux qui mettent en œuvre. Pas en décrétant des critères et en imposant son point de vue. Les fondations sont un maillon de la chaîne pour l'intérêt général. 

 

  • Dans le système que vous mettez en place, ils peuvent faire main basse sur tout un système d’organisation puisqu’ils ont des moyens quasi illimités. 

 

Notre cadre aujourd’hui est français, il est important de le préciser. Toutefois, nous regardons comment la question de l’approche systémique est traitée dans le monde anglo-saxon ainsi que les bonnes pratiques de financement. Par exemple, une chose très intéressante est de mettre les premiers concernés par les problèmes au cœur des processus de décision des fondations. C’est par exemple la façon dont travaille la  Oak Foundation, basée en Suisse, sur les sujets de crises climatiques et de communautés locales. Ils ont un rôle très fort qui dépasse le rôle de simple financeur, mais qu’il nous semble aujourd’hui intéressant de questionner. 

Cela ne veut pas dire que toutes les organisations de la philanthropie vont souhaiter aller dans cette direction. Je pense que dans cette logique de porosité entre les différents acteurs un financeur peut se sentir légitime à être beaucoup plus au cœur des problématiques. C’est par exemple la façon dont intervient une fondation comme la Fondation Carasso qui va être directement impliquée dans des groupes de travail pour faire avancer le cadre juridique sur l’alimentation saine et durable. Il y a une grande humilité dans l’approche systémique qui consiste à dire : « Je ne serai jamais seul sur ce sujet-là et ce n’est pas moi seul qui vais aussi pouvoir m’attribuer la victoire et l’impact. » Cette organisation devient une organisation contributive. 

 

 

Effectivement, la question qui doit se poser est de savoir ce que veut dire venir dans un conseil d’administration. Est-ce accepter d’avoir exactement le même poids et la même place que n’importe qui dans ce conseil d’administration ? Tout va dépendre de comment le financeur se positionne, de sa posture dans un groupe comme celui-là. C’est aussi pour cela que cela demande une transformation culturelle assez forte. Dans une approche systémique, les organisations philanthropiques qui embrassent cette approche-là ont plutôt tendance à dire : « Nous ne sommes pas les experts, ce sont les organisations qui ont l’expertise et nous allons cheminer avec elles pour comprendre comment elles avancent, être là pour faire des connexions, des liens, les soutenir, aider les accompagnateurs, les aider à trouver d’autres financeurs parce que c’est un énorme enjeu. » Les organisations de la philanthropie reconnaissent cela aisément tout en disant qu’elles peuvent être un acteur de l’écosystème à leurs côtés. 

 

  • Il ne faut pas qu’elles se trouvent en position de se braquer parce que l’organisation ne fonctionne pas comme elles le souhaitent. Il faut présupposer qu’elles comprennent bien qu’elles ne sont qu’une partie de l’écosystème. 

 

C’est vrai, parce que sinon l’on entre davantage dans une logique d’investisseur qui n’est finalement pas la substantifique moelle de ce qu’est la philanthropie.

Une avancée démocratique

  • Est-ce que la façon d’approcher la philanthropie en plaçant les acteurs périphériques, au contact des difficultés, pour apporter des solutions permet ainsi de faire remonter correctement les besoins ? Pensez-vous que cela soit un exercice d’avancée démocratique de faire participer aussi bien les acteurs locaux que les récipiendaires à la leur résolution de problèmes ? 

 

Vous me posez là une question qui fait appel à mon avis personnel ! Oui, je pense que c’est effectivement une avancée démocratique. Il peut être très intéressant pour une fondation de tester ce fonctionnement quand elle a envie de travailler en profondeur sur un sujet et sur un système donné. Lorsqu'on s’intéresse à un système, on s’intéresse à toutes les parties prenantes du système. La multiplicité des paramètres demande de nouvelles compétences qui, aujourd’hui, je pense, existent trop peu dans les ressources humaines des fondations. C’est une approche complètement différente. 

Une organisation deux types d’actions

  • Quelles compétences ? 

 

Celles de savoir rassembler des gens différents, les faire travailler ensemble, faire de la gestion de l’intelligence collective et peut-être des compétences de sciences sociales, de la sociologie ou de l’anthropologie. Nous expérimentons cela au sein de Racines dont les membres sont des fondations, un partenaire académique, un partenaire social. Cela repense beaucoup le fonctionnement interne des organisations de la philanthropie. 

 

  • Ne veut-on pas dire par là que l’une des évolutions systémiques de la philanthropie est de comprendre que, comme vous l’avez dit, l’action d’urgence et l’action à long terme fonctionnent ensemble ? C’est à dire faire comprendre au sein des conseils d’administration à des personnes pour qui ces notions sont étrangères, qu’il faut avoir une partie des affectations budgétaires pour travailler sur des sujets comme la recherche, le développement, l’innovation qui n’ont pas une rentabilité immédiate. Beaucoup de conseils d’administration détestent cela, car ils attendent quasiment des réponses trimestrielles…

 

Cela va dépendre des typologies d’organisations, car il y en a qui en attendent plus que d’autres. Typiquement, un projet qui a très bien marché quelque part sera facilement financé ailleurs parce que l’on sait qu’il a fonctionné, qu’il comporte un risque moins élevé et permet d’obtenir des chiffres sûrs, etc. Par contre, la recherche, le plaidoyer, le financement du temps passé par le collectif autour d’un enjeu, la création de contenus pour avancer dans une vision globale sont effectivement des façons de financer différentes avec une approche systémique. Une des voies pourrait consister en un double système permettant de ne pas transformer son savoir-faire habituel et d’avoir une poche de financement ouverte vers des intentions. Un des blocages est de penser qu’il faut une méga-organisation avec beaucoup de moyens pour être à la hauteur des enjeux systémiques qui paraissent énormes. Ce n’est pas obligatoirement vrai. On peut avoir une approche sur une partie du système, très localisée sur un territoire, par exemple. Cela amène à collaborer avec de nombreuses parties prenantes, ce qui permet aussi de trouver plus de financement. 

 

  • N’est-ce pas une façon plus simple pour un changement systémique que d’être capable de rester au niveau microscopique, sur par exemple un bassin d’emploi de 20 000 ou 50 000 personnes et de faire les alliances nécessaires pour donner plus d’amplitude en mettant les associations, les fondations, les pouvoirs publics sur les projets ? N’est-ce pas cela la bonne pratique pour que des organisations sans grands moyens puissent envisager de dire qu’elles vont mettre 10 % de leur budget sur le développement global de la philanthropie ? 

 

Tout à fait.  Comment, à mon niveau, je vais chercher les bons acteurs, soit comme relais, soit pour faire partie d’un projet qui me dépasse, mais qui permettra collectivement des avancées plus profondes. Vous parliez précédemment de philanthropie de silos versus philanthropie de réseaux. Chacun agit par appel à projets avec ses manières de faire, cette logique de collaboration, de coopération, de « désilotage ». Ce sont des challenges que nous avons identifiés et dont parlent les membres de Racines. Notre enjeu est de documenter, de faire témoigner sur les expérimentations dans ce sens pour montrer que c’est possible. Cela demande plus de temps au démarrage de laisser de côté son cadre à soi, mais c’est nécessaire en termes de puissance et de transformation si l’on veut prendre cette direction. Il me semble qu’il faut aussi se rendre compte que comme le disait Jean Baptiste Renard, le vice-président d’Entreprendre et Plus : « Dans les fondations et dans les organisations de la philanthropie, nous restons tous des humains. » Et nous, les humains, nous avons trois tendances : nous sommes assez réfractaires à la complexité, au risque et au changement. Ces trois éléments sont clés dans l’approche systémique et il y a donc beaucoup de chemin à parcourir. Y parvenir, c’est aussi repousser beaucoup de limites. 

Un impact collectif

  • Dans les attendus, vous parlez aussi des impacts directs et indirects. Pouvez-vous clarifier ? 

 

Pour nous, ce sont un peu les ingrédients de cette approche systémique. Quand on parle de transformation systémique, on va plutôt se centrer sur des impacts indirects qui vont être générés à partir d’une vision donnée par tout un écosystème d’organisations. Ce n’est plus moi en tant que personne, en tant qu’organisation, qui génère un impact, mais c’est tout ce qui bouge collectivement qui va avoir un impact. C’est aussi se détacher de cette logique propriétaire autour de l’impact. Je parlais précédemment de « contribution à ». Chez Ashoka, nous sommes en train de faire notre première mesure d’impact systémique et nous nous rendons compte à quel point nous ne pouvons pas dire que c’est Ashoka qui a réalisé telle action, qui a fait en sorte qu’il y ait transformation sociétale. Par contre, nous pouvons faire une étude de contributions pour voir sur quels leviers nous avons joué, où nous nous avons ensemble été plus forts. Cela redéfinit la façon de penser l’impact. 

Entreprise sociale ou entrepreneurs sociaux 

  • Quand vous parlez du soutien des entrepreneurs dans vos écrits, qui sont-ils ? 

 

Pour Ashoka, nous ne parlons que d’entrepreneurs sociaux. 

Au démarrage, nous étions très centrés sur cette question. Nous avons beaucoup ouvert. Nous avons cherché pour nous demander s’il s’agissait uniquement des acteurs associatifs et a priori oui, parce que la philanthropie finance plutôt ce type d’acteur-là. Mais si nous ouvrons au plaidoyer, à la recherche, les collectifs, ce ne sont plus forcément des associations stricto sensu, ce sont des acteurs de l’innovation sociale. Nous avons beaucoup élargi notre spectre et aujourd’hui ce ne sont plus uniquement les entrepreneurs sociaux qui sont toujours le cœur d'Ashoka. 

 

  • Les entrepreneurs sociaux au sens actuel du terme ont créé des entités économiques. 

 

Chez Ashoka, un entrepreneur social, c’est un individu qui utilise des compétences que l’on retrouve chez un entrepreneur classique pour les mettre au service d’une problématique sociale ou environnementale. Cela ne veut pas forcément dire que le modèle d’entreprise classique va être utilisé. Un élément important dans notre sélection d’entrepreneurs sociaux est de nous interdire de sélectionner des profils qui ont un modèle économique avec une redistribution à des actionnaires. Nous ne sélectionnons que des personnes qui ont des modèles associatifs ou associés, où même s’il y a une entreprise, elle est tout à fait assujettie à l’association en reversant l’ensemble des bénéfices. C’est un peu complexe, mais ce que nous disons, c’est que les entreprises sociales font plus partie de l’économie classique, elles bénéficient de nombreux appuis, notamment, car elles sont investies, elles ont des investisseurs, etc. Ce n’est pas celles qui ont le plus de besoins et surtout ce ne sont pas forcément celles qui ont toujours une approche systémique. Depuis 40 ans, nous sélectionnons nos entrepreneurs sociaux. 

 

  • Pensez-vous qu’il faille séparer les acteurs de l’intérêt général non lucratifs de ceux qui sont lucratifs, quelle que soit la forme de lucrativité, redistribution ou actionnaires qui à la sortie retrouvent leur intérêt ? C’est le mot entrepreneur qui est un peu ambigu.

 

C’est un des fondements de Racines. Par exemple, nous soutenons Diane Dupré la Tour, la fondatrice des Petites Cantines, une organisation associative. Nous la soutenons en tant qu’entrepreneur social et le projet des Petites Cantines est soutenu par la Fondation de France. 

 

  • Oui c’est cela, c’est parce que c’est un projet associatif. Nous sommes d’accord et nous parlons d’entrepreneurs au sens de créateurs de valeur à travers des statuts qui sont  ceux de l’association ou la fondation. C’est bien l’entrepreneur social comme vous l’entendez ? 

 

Exactement.

Pour une philanthropie du 21e siècle et la gestion du risque

  • Pour résumer, la transformation systémique de la philanthropie, c’est d’essayer de quitter une vision traditionnelle du simple don pour passer dans une philanthropie du 21e siècle dynamique qui s’engage à travers des alliances ?  

 

Exactement, et qui se voit elle-même comme agent légitime de la transformation.

 

  • Et donc repenser l’action philanthropique au niveau des conseils d’administration, s’engager à long terme, allonger les durées de soutien, alléger l’administration et mettre en place des alliances. Les contraintes externes rendent la transformation compliquée. Tout le système philanthropique est  largement encadré par de l’administration, la Cour des comptes, les pouvoirs publics qui ne comprennent pas ce qu’est la flexibilité. Vous avez un comité qui engage des fonds pour tel sujet mais, notamment au niveau des urgences, le besoin évolue et c’est un autre projet que vous avez soutenu. L’administration revient alors vers vous en vous le reprochant.  Elle a beaucoup de mal à comprendre que la réalité ne colle pas toujours aux prévisions. Cela fait partie dans le changement systémique de l’acceptabilité par les conseils, par l’administration de contrôle de ce qu’est la flexibilité et la gestion du risque. Il faudrait, pour ces instances, que nous soyons dans une zone de total non-risque. C’est un sujet qui honnêtement est très problématique. 

 

C’est un des points majeurs identifiés par Racines. Nous avons un écosystème de personnes opérationnelles et de praticiens dans les fondations absolument incroyables. Elles repoussent les limites, les murs, inventent de nouvelles pratiques et essaient de repenser le métier. Mais elles ont plus ou moins de marge de manœuvre, et c’est souvent moins à partir du moment où elles doivent faire valider, accepter par leur conseil d’administration cette flexibilité. Toute une partie de la réflexion de Racines est voir comment lever ce frein. C’est un des sujets que nous souhaiterions travailler dans ce parcours de transformation. 

 

  • À mon avis, c’est essentiel parce que c’est de l’auto-blocage et vous allez devoir rapidement placer le sujet dans vos priorités. 

 

Je pense que cela sera l’un des leviers. Selon les organisations, nous voyons qu’il y a plus ou moins de latitude. Certaines peuvent engager des expériences et montrer que cela a fonctionné pour ensuite post-rationnaliser. Cela va dépendre des organisations…

Le conseil d’administration acteur indispensable du changement

  • Mais vous savez bien que plus vous êtes gros, moins vous avez de risques. La Fondation Apprentis d’Auteuil innove beaucoup. Si elle se cantonnait à ce qui est obligé, elle ne ferait plus rien. Je viens de réaliser une interview de Bernard Devert, le président d’Habitat et Humanisme. Il termine notre entretien par la citation d’un préfet qui lui a dit : « Faites ce que vous voulez, mais ne dépassez pas les lignes jaunes. » Et lui répond que notre métier, c’est de dépasser les lignes jaunes. La transformation est aussi la transformation des membres qui siègent dans les conseils d’administration. Ils sont nombreux à ne vouloir prendre des risques sur rien. Si l’on avait procédé de cette manière, je suis convaincu que la Fondation de France ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Sans être délirants, nous avons passé des lignes jaunes, des fossés, des ponts. Nous avons fait des choses qui semblaient impossibles, mais parce que nous étions gros, nous pouvions innover à partir d’une base de confiance dont bénéficie l’organisation.  

 

C’est un des enjeux de l’approche systémique : comment, sur toute la chaîne d’une organisation, le frein est principalement dans les conseils d’administration. C’est un peu schizophrénique. Nous avons de nombreux échanges avec des interlocuteurs avec lesquels nous travaillons qui innovent, mais qui doivent le faire de manière isolée. Quand ils essaient de faire remonter ces actions au conseil d’administration, ils se font rejeter. Les réactions humaines individuelles sont assez violentes. La réaction est de dire : « vous nous demandez de fermer les yeux et de faire un chèque un blanc. »

 

  • C’est exactement cela. 

 

Il y a un frein presque de posture caricaturale entre les deux approches. 

 

  • Quand nous avons mis en place à la Fondation de France ce que nous avons appelé les Dynamiques territoriales avec le développement en régions de systèmes participatifs, le conseil d’administration était très opposé à cette innovation. Mais, proposé comme une expérimentation, cela a pu passer. Cela prouve qu’il y a quand même des marges de manœuvre si le conseil a confiance dans les dirigeants. 

Je trouve qu’il s’agit-là d’une bonne ouverture de cet entretien. Nous n’avons pas encore complétement répondu à cette problématique. C’est un des axes de travail de ce parcours qui doit aussi venir des acteurs eux-mêmes, de l’écosystème, d’essayer de repousser les limites, de trouver des solutions. 

 

  • Et pourtant, on ne voit jamais de débat, de colloque sur cette question. On ne réunit pas trois représentants de conseils d’administration, trois entrepreneurs sociaux un peu actifs pour les challenger sur ces questions, avec un ou deux représentant de la Cour des comptes... Cela fait partie du système et, si vous voulez aboutir, il me semble important de poser cette question comme une priorité car si les acteurs sont prêts, quels sont les freins ? 

 

Ce sont des freins qui sont plutôt liés à la culture. Nous avons parlé de la prise de risques, de l’innovation…

 

  • Ne pensez-vous pas que la philanthropie doit être une culture du risque et non pas seulement une culture de la gestion ?

 

C’est pour cette raison qu’au démarrage nous avons réuni des acteurs les plus à même d’embrasser la question de temps long et d’un risque élevé. On ne se trouve pas dans de l’investissement à impact, ni dans de l’investissement classique. Les fondations d’entreprises, c’est encore autre chose. On se rend compte à quel point la question du retour sur investissement, la communication, le temps court sont maîtres dans ce type d’organisation, et à quel point ce peut être compliqué. Ce sont là plutôt des freins culturels très enracinés plutôt que des freins administratifs ou des freins légaux. 

 

  • Regardez le sida, regardez l’environnement, on voit bien que les grandes évolutions sont arrivées portées par des gens qui ont franchi la ligne jaune et qui ont mis en avant des modes de travail nouveaux. Par exemple, pour le sida, ce sont eux qui ont transformé la présence des patients dans les parcours de soin. S’ils ne l’avaient pas fait, personne ne l’aurait fait. Cela pour moi, c’est du systémique. 

 

Oui, mais comme vous l’avez dit, cela nécessite des actions qui vont venir de nombreux acteurs différents, à des niveaux différents, à des moments différents, à la fois plaidoyer, de recherche, terrain…  Ce mouvement composite ne viendra pas seulement de l’action de Racines. En fait, l’idée est de créer un appel d’air sur le sujet et de catalyser tous les acteurs qui ont envie d’explorer, de chercher et de travailler sur cette question.

 

Propos recueillis par Francis Charhon.

 

 

On lira avec intérêt

 

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