La Fondation BNP Paribas : une fondation d’entreprise face aux enjeux de notre société
Depuis 40 ans, la Fondation BNP Paribas a développé un important mécénat sur des grandes problématiques sociales, culturelles et environnementales. Durant tout ce temps, les projets se sont adaptés aux besoins. C’est une des fondations d’entreprise des plus importantes, qui agit avec continuité avec des soutiens à long terme, ce qui est original. Entretien croisé avec Isabelle Giordano, déléguée générale de la fondation BNP Paribas, responsable du mécénat du groupe BNP Paribas et Mathilde Favre, responsable du mécénat musical du groupe. On découvrira dans cette interview les engagements de la fondation, la corrélation entre ses valeurs et celles de l’entreprise, car la fondation est intégrée à une direction de l’engagement présente au plus haut niveau. Isabelle Giordano appelle à une meilleure reconnaissance de l’action du secteur philanthropique avec des alliances fortes entre acteurs pour plus se faire entendre.
Un mécénat continu pour faire face aux grands défis
- Isabelle Giordano, vous dirigez la Fondation BNP Paribas, et cette année vous fêtez vos 40 ans. Que peut-on dire de ces 40 ans ?
Isabelle Giordano : La première observation c’est l’ampleur des actions et des initiatives menées dans différents champs et notamment dans le champ de la solidarité, de la culture et de l’environnement. Cela donne une grande capacité à agir à trois niveaux très importants pour la société française et à travers l’ensemble des actions que nous menons un peu partout dans le monde. Ce sont 4 000 projets initiés en 40 ans, deux millions de bénéficiaires, ce qui est énorme. Le deuxième constat est que, même si c’est bien, ce n’est pas encore assez car les enjeux sont immenses. La Fondation a encore beaucoup à faire pour l’intérêt général.
Être à la tête d’une fondation qui a la chance d’être parmi les plus importantes en France permet d’être à un très bon poste d’observation sur les problèmes de la société.
- Vous parlez d’intervention partout dans le monde. Dans combien de pays opérez-vous ?
Isabelle Giordano : Pour le mécénat général du groupe de BNP Paribas, il y a douze fonds et fondations et des actions de mécénat qui sont menées dans les 67 pays où nous sommes présents. Nos actions sont principalement en France.
- En 40 ans, comment ont évolué vos actions ?
Isabelle Giordano : Pendant les 30 première années, nous avions cinq champs d’actions : culture, solidarité, éducation, environnement et santé. Au virage des 30 ans, il y a eu un recentrage sur trois champs : solidarité, culture et environnement, pour plus de lisibilité de nos actions.
Le mécénat culturel
- Sur la culture, vous avez une position particulière : vous avez choisi un certain nombre d’actions et d’acteurs de la culture dans le jazz, la musique, la danse, que vous soutenez sur des échelles de dix à quinze ans. Pourquoi cette continuité dans le soutien à des institutions, voire des personnes ? Est-il plus important pour vous plutôt que d’accorder votre soutien à des organisations plus nombreuses pendant trois ou quatre ans ?
Mathilde Favre : Le mécénat culturel en effet était vraiment le pilier de départ. Notre forme de soutien est non seulement importante, mais je dirais même que c’est crucial. Elle est l’ADN de la fondation. La Fondation BNP Paribas se fait remarquer notamment dans son mécénat culturel pour la continuité de ses engagements, la pérennité et l’accompagnement. Comme le dit très bien un des artistes soutenus, le musicien Ablaye Cissoko : « Vous nous aidez, mais vous nous tenez la main. » C’est donc effectivement l’idée d’un parcours qui peut s’effectuer sur 9 ans, 10 ans, voire plus. Hors de la culture, si je prends l’Adie, qui est un partenaire de trente ans, l’AFEV, une association d'étudiants, est un partenariat de plus de 20 ans. Bien sûr, les partenariats sur le long terme ont évolué d’année en année. Par exemple, un artiste comme Ablaye Cissoko a été aidé depuis longtemps de différentes manières, dans toutes ses activités, sur un festival, sur la création d’une école. C’est une aide globale au parcours d’un artiste. Assurer la continuité, la pérennité des engagements, cela nous différencie aussi d’autres manières d’agir. Je pense que c’est comme cela que l’on fait changer la société. Et je dirais que le deuxième point qui est important depuis toujours, c’est l’audace d’aller chercher là où personne ne va. Je me situe dans les pas de mes prédécesseurs comme Martine Tridde Mazloum ou Jean-Jacques Goron ; ils ont été vers le chant baroque, vers les arts du cirque ou le théâtre avec Olivier Py à ses débuts. Notre volonté a toujours été d’aller vers des secteurs peu mécénés comme le jazz, la danse contemporaine, les nouveaux arts du cirque, et depuis 2021-2022, le hip hop, qui est une discipline qui participe à l’égalité des chances et au soutien de la jeunesse.
L’environnement
- Votre deuxième axe est l’environnement. C’est un thème extrêmement vaste, il faut donc l’aborder par un certain nombre de portes d’entrées. Comment le définissez-vous ?
Isabelle Giordano : En fait, nous avons eu une seule porte d’entrée qui est le soutien à la recherche scientifique. Je pense qu’il est très important d’aider la recherche dans un moment fondamental où il faut accélérer, sur la transition, le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité. La Fondation a été pionnière dans ce domaine en créant dans les années 2010 un programme qui s’intitule Climate and Biodiversity Initiative. Il a permis, avec un budget de 24 millions d’euros, de soutenir 35 équipes de chercheurs et chercheuses, professeur·e·s et ingénieur·e·s, soit près de 500 personnes. Par ailleurs, près d'un million de personnes ont été sensibilisées aux enjeux environnementaux grâce à des conférences, expositions et autres événements publics. Tous nos chercheurs, comme Alain Fischer, directeur de l’Académie des Sciences, nous disent que la recherche publique a besoin de l’argent privé. Je lance un signal d’alarme et une demande aux autres mécènes et aux autres fondations, pour plus de mobilisation. Le mécénat environnemental représente 8 % en France.
- Vous avez traité la question de l’environnement par le soutien à la recherche. N’y a-t-il pas aussi une question majeure qu’est la mise en place de la transition écologique, si compliquée pour la population ?
Isabelle Giordano : C’est exactement la question que nous abordons avec les chercheurs, mais c’est une question qui intéresse plutôt les économistes de la transition et là aussi nous sommes en alerte. Comment aider des gens qui font des recherches pour que cette transition s’effectue au mieux, comment trouver la voie entre les exigences climatiques, les demandes des ONG et les possibilités de l’industrie et de l’économie ? Il y a un entre-deux qui reste un champ très ouvert dans le domaine de la recherche. Nous trouvons très peu des gens qui font de la recherche à ce niveau, pourtant nous sommes en contact avec la LSE, avec tous les centre des réflexions et de recherche en économie en Europe. C’est une question que l’on a envie de plus travailler car la question de la vitesse de transition est centrale. C’est en donnant un maximum d’informations, en produisant de la connaissance scientifique, en produisant de l’information chiffrée que l’on permettra aux politiques publiques d’agir ou aux entreprises de prendre des décisions.
- Quelles formes prennent vos soutiens ?
Isabelle Giordano : Nous soutenons des chercheurs avec des bourses sur trois ou quatre ans. Ce sont des personnes qui sont à l’INRAE, au CNRS, mais également dans des laboratoires de recherche en Europe. Pour citer quelques personnes que nous avons aidées : Valérie Masson Delmotte, Corine Le Queré, qui comptent beaucoup et sont des porte-voix du GIEC. Il est important aussi que cette réflexion ne soit pas uniquement franco-française. Nous travaillons par ailleurs dans le cadre d’un autre programme avec des scientifiques africains. Nous ne soutenons pas les associations qui font un travail de terrain, certes bien utile, mais nous avons choisi un seul mode opératoire qui est des bourses de recherche.
La solidarité
- Votre troisième volet est la solidarité, qui est très riche.
Isabelle Giordano : Là aussi, je ferai une photographie un peu simple pour que les gens comprennent ce que nous faisons. Pour nous la solidarité ce sont trois champs très distincts, c’est la jeunesse et notamment la jeunesse défavorisée, les droits des femmes, les réfugiés. Parfois nous sommes aussi sur la lutte pour aider les plus précaires, les plus vulnérables avec par exemple un soutien aux Restos du Cœur, aux banques alimentaires. Mais notre priorité est de travailler sur les générations futures et sur la question des inégalités scolaires, du décrochage. Pour cela, nous apportons un soutien à beaucoup d’associations pour la formation de la jeunesse et l’égalité des chances. Par exemple, l’Ascenseur où sont réunies une vingtaine d’associations dont nous soutenons presque la moitié financièrement. Pour le droit des femmes la Fondation des Femmes et quelques autres associations.
Sur la question des réfugiés, il y a eu une coalition de chefs d’entreprises, pour BNP Paribas sous l’impulsion de Jean Bernard Bonnafé, qui ont fait un effort financier lors de la « crise syrienne ». C’était important de le faire car nous sommes une banque européenne travaillant avec les pays qui sont les pays d’entrée en Europe où la banque est présente. C’est un programme très fort, aujourd’hui pérennisé dans la fondation avec deux axes : l’accès à la langue française et à la professionnalisation.
- Vous parlez de l’apprentissage du français. J’ai publié dans mon blog récemment une interview de la directrice d’ une association qui s’appelle D’une Langue à l’autre (Dulala), On comprend bien à quel point il est difficile pour un professeur de se trouver devant une classe où les élèves parlent dix langues différentes. La phase d’apprentissage du français signifie en même temps un accompagnement de la famille, s’il y en a, pour des personnes qui n’ont souvent pas de références. Je vous suggère de lire l’interview. Il y a là un vrai champ très innovant puisque le mentorat est efficace au niveau du collège et de l’enseignement supérieur, il peut l’être au niveau des classes maternelles et primaires. L’accompagnement au plus jeune âge est vraiment très important parce que si les enfants passent à côté de la phase d’apprentissage du français, ils rencontreront beaucoup de difficultés par la suite et la situation est difficile à rattraper.
Isabelle Giordano : On parle même des mille premiers jours. Ce sont en tous cas les classes maternelles qui comptent le plus.
- Il est frappant de voir que vous vous soyez engagés sur des programmes concernant les personnes réfugiées, un sujet difficile sur lequel on voit assez peu de banques se positionner. Pourquoi est-ce important ?
Isabelle Giordano : Il s’agit de voir comment une entreprise ou le secteur privé peut prendre la mesure de sa responsabilité citoyenne, républicaine et prendre à bras le corps un vrai sujet. On le voit dans les chiffres, il y aura de plus en plus de réfugiés, il y a des réfugiés climatiques, mais aussi fuyants la violence. Ce sont désormais principalement des femmes et aussi des femmes avec enfants, une situation de plus en plus grave qui va de toutes façons devenir une question européenne essentielle. C’est notre responsabilité de s’investir sur un sujet comme celui-ci. Encore une fois notre fil conducteur est l’audace qui nous fait choisir des causes essentielles peu ou pas soutenues et parfois pas évidentes.
Un engagement auprès des jeunes
- Vous avez un programme spécifique dans le département de la Seine-Saint-Denis (93). Est-ce parce que vous avez une implantation de l’entreprise très forte dans ce département ?
Mathilde Favre : Michel Pébereau, qui préside la Fondation, avait souhaité que nous nous concentrions sur ce département car nous en sommes en effet le premier employeur privé et nous avons donc une responsabilité sociale. Notre souci de cohésion sociale est celui de l’intérêt général, mais aussi l’intérêt de nous tous. Un acteur économique ne peut pas agir et servir ses clients et la société dans un monde instable avec une augmentation de la violence.
Notre programme spécifique en Seine-Saint-Denis est intitulé Odyssée Jeunes. Ilest axé sur le champ de l’éducation. Depuis sa création, il y a pratiquement 15 ans maintenant, il a permis d’envoyer au moins une classe par collège de tous les collèges de Seine-Saint-Denis en voyage scolaire, que ce soit à Boulogne-sur-Mer ou à Rome. Les vertus de ce décentrement montrent comment on peut grandir par ces expériences-là encadrées par les professeurs. Plus de 50 000 collégiens sont partis grâce à ce programme qui, comme certains autres programmes, est coordonné à la fois par des acteurs privés et publics à nos côtés via le département de la Seine-Saint-Denis et l’Éducation nationale pour que tout cela fonctionne.
- Vous n’êtes pas une agence de voyage, j’imagine qu’Odyssée Jeunes se fait dans le cadre d’un projet ?
Isabelle Giordano : Ce sont forcément des voyages à visée éducative et pédagogique portés par des professeurs avec des disciplines croisées généralement. C’est un voyage qui vit toute l’année dans la classe. Chaque fois, l’initiative est portée par les professeurs qui candidatent dans l’établissement pour pouvoir bénéficier de ce dispositif. Cela peut être un projet porté par un professeur de sciences et un professeur de latin qui vont sur les traces des vestiges antiques à Rome et Pompéi. Cela peut être un professeur de sport qui emmène ses élèves avec un professeur d’histoire sur les plages du débarquement.
Il y a aussi de plus en plus de voyages avec une orientation développement durable et qui ont pour thème l’écologie. Récemment, nous avons rencontré des jeunes qui étaient allés de Seine-Saint-Denis jusqu’au Mont Saint-Michel à vélo. D’autres sont allés au Monte Cinto en Corse.
- Vous n’avez pas un programme Odyssée Vieux ?
Isabelle Giordano : Non, mais nous avons aussi des projets intergénérationnels. Si nous soutenons la création et des artistes dans leur développement, nous avons renforcé notre volet transmission culturelle et travaillons avec des acteurs comme le Théâtre de l’Athénée, initié entre autres par Bernard Le Masson. Cette année, nous soutenons un projet de création participative qui rassemble à la fois des enfants écoliers du quartiers moins favorisés avec des personnes âgées isolées, identifiées par la Ville de Paris. Ensemble, ils créent un programme. Il y a là à la fois le volet création artistique participative et le volet intergénérationnel. Par exemple, à Noël, les jeunes écoliers ont écrit des cartes aux aînés de ce programme. Cela crée aussi cette émulation.
Le mentorat, un dispositif efficace
- Quels sont vos autres projets d’éducation pour les jeunes ?
Isabelle Giordano : Nous sommes l’entreprise de France qui a le plus grand nombre de mentors, toujours en croissance, auprès de l’AFEV, de Proxité, d’associations de jeunesse. Ce dispositif fait tache d’huile dans d’autres entreprises notamment avec SANOFI, avec la SNCF et avec d’autres fondations. Nous avons aussi travaillé avec l’État et avec le collectif Mentorat et nous sommes passés de10 000 à près de 50 000 binômes. Il y a aujourd’hui près de 200 000 mentors. Ces nouvelles alliances entre acteurs privés et publics sont intéressantes et c’est une de mes priorités, car elles transforment véritablement le paysage. Comme le dit Antoine Sire, directeur de l'Engagement de notre entreprise, « le mentorat nous rend meilleurs et il rend l’entreprise meilleure et je pense qu’il rend la société meilleure ». On pourrait imaginer que chaque entreprise au niveau local ou régional s’occupe du collège qui est en face pour accompagner des jeunes. Si tous les Français consacraient une heure par mois à ces jeunes de France, la France irait beaucoup mieux !
- Avec ce travail qui est fait depuis des années, avez-vous l’impression qu’il y a eu une modification des parcours des jeunes et que vous avez réduit le décrochage ?
Mathilde Favre : Oui, si vous regardez les mesures d’impact d’une association comme Télémaque qui montrent que 96 % des jeunes mentorés obtiennent leur bac avec mention et pour ces jeunes des quartiers prioritaires leur vie a changé. C’est toujours difficile de répondre à la question de la mesure d’impact sur des projet à long terme, je pourrais peut-être mieux répondre à votre question dans quinze ans pour savoir si les choses ont changé. Toutefois on voit que l’on progresse à travers les quelques chiffres que j’ai cités. C’est vrai que l’on aimerait qu’il y ait plus de 5 % d’enfants d’ouvriers dans les universités et les grandes écoles.
Donner le pouvoir à ceux qui agissent
- Vous dites dans votre présentation que « vous donnez le pouvoir à ceux qui agissent ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Isabelle Giordano : Pour les 40 ans de la fondation, nous avons choisi cette accroche qui nous définit. Cela veut dire bien sûr donner de l’argent pour pouvoir travailler, mais aussi donner du réseau, donner des conseils, donner de la visibilité médiatique, c’est apporter le fameux soutien extra-financier. Donner du pouvoir, c’est donner aussi des idées de coalitions, de plaidoyer, etc. Le mot « pouvoir » me semble être la clé de tout. Nous aimerions que ces associations aient plus pignon sur rue, qu’elles soient plus présentes dans le débat public, qu’elles soient plus au centre des préoccupations des hommes et femmes politiques. Et nous, nous voulons leur donner du pouvoir parce que nous pensons qu’elles font le bien alors qu’elles n’ont pas beaucoup de pouvoir.
Cela peut s’incarner dans chacun des trois champs que la Fondation soutient, parce qu’évidemment quand on donne un soutien financier cela permet de s’émanciper de certains contextes dans lesquels on était intégré, mais cela permet aussi d’accompagner la prise de risque, dans la création quand on pense à des artistes, mais aussi pour les chercheurs pour mener à bien leurs travaux et bien sûr pour les jeunes à qui l'on ouvre d’autres horizons.
- À vous entendre la question est celle du pouvoir, mais aussi celle de la reconnaissance ? Est-ce que le secteur des associations, des fondations est suffisamment reconnu aujourd’hui comme un acteur essentiel de la société, notamment dans les domaines de la cohésion et du lien social ?
Isabelle Giordano : Non, justement, et c’est la raison de cette nouvelle devise de la fondation pour aider à une véritable reconnaissance, mieux fédérer, mieux travailler nos coalitions et mieux mettre en avant la valorisation. Nous considérons qu’être une des plus grosses fondations françaises, adossée à une très grande banque, nous donne une responsabilité, celle de tendre la main aux acteurs du secteur, notamment à ceux qui agissent dans le même sens que nous. C’est mon souhait le plus cher et mon engagement pour valoriser, fédérer ce secteur qui va de l’associatif à l’ESS. Notre secteur mérite d’être mieux valorisé pour éviter les erreurs du passé, comme le constat fait lors du Covid où chacun s’est aperçu que les métiers du « care », sous-estimés et sous-payés, étaient en fait essentiels avec des infirmièr·e·s ou des caissièr·e·s que l’on a redécouverts, comme c’est le cas aujourd’hui avec les professeurs et le monde associatif. S’appuyer sur de très nombreux bénévoles ne suffit pas, il faudrait reconsidérer celles et ceux qui ont choisi le soin et l’intérêt général. Notre État Providence rend peut-être confuse la notion du bien commun, il serait intéressant de rassembler toutes les forces actives de l’intérêt général, des acteurs associatifs, de l’ESS, des fondations.
Reconnaître la valeur du secteur non lucratif
- La question n’est-elle pas de montrer qu’il y a une place pour des gens qui ne comptent pas leur temps, qui n’est pas économiquement comptable ? Aller passer quelques heures avec des personnes isolées ou qui ont des besoins peut changer la vie. Arriver à faire passer l’idée qu’en même temps il y a un secteur économique qui doit exister, qui doit être fort, mais en même temps reconnaître la valeur du secteur non-lucratif ?
Isabelle Giordano : Notre chance est que nous arrivons aujourd’hui au bon momentum dont il faudrait tirer profit. Je crois que nous sommes à un moment où ces notions de secteur marchand et non-marchand ne sont pas en opposition grâce à une jeune génération, qu’elle soit dans les grandes écoles ou ailleurs, qui a pris l’importance du « care » et du secteur non-marchand. Elle l’exprime elle-même comme on l’a encore vu récemment. Les jeunes veulent aller travailler dans des entreprises engagées et veulent avoir le sentiment d’être utiles quel que soit le métier qu’ils exercent. Il faut en conséquence s’appuyer et se servir de cet état d’esprit véhiculé en grande partie par la jeunesse d’aujourd’hui pour encore mieux nous organiser entre nous, pour faire valoir que cette idée que les secteurs ne s’opposent pas et qu’au contraire ils s’enrichissent. D’autant plus que c’est loin d’être anodin, l’ESS représente plus de 10 % du PIB. Dans le secteur de la philanthropie, ce sont aussi des centaines de milliers d’emplois. Je pense pour toutes ces raisons que c’est le moment ou jamais pour mieux se coordonner et agir.
- Une partie du secteur de l’économie sociale et solidaire, on oublie souvent le « solidaire » reste quand même de l’économie. Est-ce que justement les associations et les fondations qui ne sont pas dans le champ économique doivent pouvoir faire valoir leur mode de gestion, de fonctionnement ?
Isabelle Giordano : C’est une très vieille bataille que cette question qui a beaucoup agité certains milieux français. Mais moi qui ai vraiment eu l’habitude de travailler et de coordonner des secteurs et des pans entiers de la culture, du cinéma français, d’essayer de penser global, je pense que c’est en travaillant ensemble que l’on y arrive et donc qu'il faut définir des objectifs communs. Que l’on s’appelle association ou que l’on s’appelle ESS, on a quand même des objectifs communs. Les enjeux sont trop importants notamment les injustices sociales qui ont été énoncées à Davos comme étant une des trois raisons de fracture très importante de la société. Je pense effectivement qu'il faut prendre en compte ces enjeux à la fois d’injustice sociale et de défis environnementaux pour se dire qu’il faut peut-être arrêter de se chamailler les uns les autres et surtout de penser à beaucoup plus de coordination.
- Ce que je voulais dire, c’est que le secteur des associations et fondations, qui vit de la générosité et de la fiscalité, il faut qu’il soit capable d’isoler son périmètre de façon qu’il n’y ait pas de doutes du côté de Bercy sur la question de la lucrativité et qu’ensuite on installe des passerelles pour travailler ensemble. Mais il faut absolument préserver ce secteur face à un ministère des Finances qui serait prompt à modifier une fiscalité qu’il serait contreproductif de ne plus avoir.
Isabelle Giordano : Oui, cela veut dire qu’il reste encore beaucoup à faire pour coordonner le secteur.
- Et pensez-vous aujourd’hui du développement du secteur des fondations en France ?
Isabelle Giordano : Il est positif on voit dans les chiffres. Il y a de plus en plus d’entreprises qui décident de faire du mécénat. Même s’il n’y a que 10 % des entreprise qui sont des entreprise mécènes, cela reste encore trop peu, mais il y a un élan depuis 10 ans. Le Covid a aussi créé un beau mouvement. C’est vrai qu’il y a de plus en plus de fondations en France, il y a des plus en plus de bénévoles, il y a de plus en plus de jeunes qui veulent travailler plus ou moins dans ce secteur et même s’ils ne vont pas y passer dix ans, ils y viennent quand même pour un an ou deux. Il y a une vraie vivacité, et je le redis, il y a des opportunités, il n’y a jamais eu autant d’opportunités entre une jeunesse engagée, des entreprises engagées, des fondations qui savent attirer de nouveaux talents venus d’autres secteurs dont celui du monde politique. Je pense à Benoît Hamon chez SINGA, à Najat Vallaud Belkacem chez France Terre d’Asile, à Elisabeth Moreno… Je pense qu’il faut profiter aussi de cette opportunité.
- Personnellement, je ne suis pas un fanatique de l’arrivée des politiques à la tête des organisations…
Isabelle Giordano : Ils peuvent peut-être nous aider à faire plus de politique…
Aligner les valeurs entre l’entreprise et la fondation
- Comment l’entreprise aligne-t-elle ses valeurs sur les valeurs émises par sa fondation ?
Isabelle Giordano : Nous incarnons la raison d’être du groupe, des valeurs d’engagement qui existent dans le groupe depuis plus de 40 ans et qui sont portés par les pères fondateurs, et j’espère que Michel Pébereau m’autorisera cette expression. En même temps, comme toute fondation, nous aimerions aussi jouer, et je le dis avec beaucoup d’humilité, un rôle de vigie et d’alerte pour les défis de demain. Pour les 40 ans de la fondation, dans les nouveautés, nous avons créé un laboratoire d’exploration qui est un terme un peu pompeux pour décrire que nous voulons fonctionner avec une toute petite partie de notre budget en incubateur pour travailler encore plus les enjeux de demain, l’addiction aux écrans par exemple, la montée de la violence, les fake news…
- Quand on est une grande banque, on a des leviers qui permettent de s’inscrire dans une évolution durable. Est ce que la Banque BNP Paribas dans les engagements qu’elle a, dans ses investissements financiers, dans ses pratiques, est en corrélation avec ce que fait la fondation ?
Isabelle Giordano : L’atout et l’outil surtout c’est que la Fondation est adossée à la Direction de l’engagement qui elle-même est au Comité stratégique. C’est donc un double miroir, c’est-à-dire qu’il y a des décisions qui sont prises au niveau stratégique qui se reflètent dans la Fondation, et qui sont aussi appliquées dans le business (par exemple, la lutte contre la discrimination), et nous aussi nous faisons miroir en essayant de leur dire que l’on pourrait peut-être aller dans tel ou tel sens.
- Est-ce que, par exemple, on réduit les investissements sur l’énergie extractive ?
Isabelle Giordano : Vous ne pensiez pas si bien dire. De grandes décisions, qui n’ont peut-être pas encore été visibles du grand public, ont permis à la banque de passer d’une économie totalement carbonée à une économie décarbonée, avec l'objectif fixé d'avoir 80 % d'énergies renouvelables dans ses investissements. C’est un objectif qui a été fixé il y a quelques mois. L’année 2023 a marqué en tout cas un tournant dans les engagements du groupe et de la banque.
Des financements en expansion
- Quel est votre budget ?
Isabelle Giordano : Notre budget actuel est de 15 millions d’euros pour la Fondation. Cela s’inscrit dans une démarche philanthropique beaucoup plus large.
- Dans une banque qui brasse des milliards et dont les bénéfices sont croissants, pensez -vous que 15 millions d'euros soient représentatifs, suffisants, ou n’est-ce qu’un « jouet latéral » ?
Isabelle Giordano : Le mécénat est partie intégrante de l’entreprise. Les 15 millions d'euros sont en effet le budget de la Fondation BNP Paribas en France, mais notre engagement philanthropique dépasse bien sûr les frontières de la France. Nous avons des « fondations sœurs » dans les pays où la banque est présente où les actions de mécénat sont sanctuarisées. Partout où la banque est présente, des actions sont menées en régie directe. Tout cela mis bout à bout dépasse largement les 15 millions d'euros, pour consolider un chiffre qui est bien plus rapportable au résultat du groupe qui se déclare évidemment sur le monde entier. Le mécénat, c’est 1 % du résultat net du groupe, même un peu plus. C’est maintenant 110 millions d’euros. Cela nous situe comme une des plus grosses fondations françaises.
L’engagement philanthropique de la banque est en augmentation. C’est lié à des aspects conjoncturels parce que nous avons renforcé notre soutien notamment dans le cadre du Covid, de la guerre en Ukraine et lors de situations d’urgence avec un dispositif qui est spécifiquement dédié à cela. Nous avons activé des collectes et des versements dans le cadre des inondations, des incendies, et toutes situations liées à des urgences climatiques que nous avons connues ces dernières années.
- Vous avez donc en dehors de vos programmes une bourse « Urgences ».
Mathilde Favre : C’est même un véhicule juridique dédié. Ce n’est pas la Fondation, même si c’est géré par l’équipe « Mécénat » du groupe. C’est un dispositif d’urgence qui est un fonds de dotation qui s’appelle le « Fonds Urgence et développement » et qui a pour objectif justement de pouvoir déclencher des campagnes de collecte de dons à destination des salariés de la banque ainsi que des clients et des retraités du groupe. Chaque don est abondé par le groupe avec un ratio généralement de 1 pour 1. Avec 100 000 euros de dons, on monte immédiatement à 200 000 euros. Dans le cas de collectes un peu spécifiques, les dons sont parfois triplés. Lors du séisme au Maroc, il y a eu un grand élan de générosité des collaborateurs. C’est très important pour le Maroc, car avec 10 000 euros, on construit une école. Les deux séismes en Turquie et au Maroc ont beaucoup concerné les collaborateurs.
Cela reflète notre idée que le mécénat se fait avec toutes nos parties prenantes. J’ai beaucoup insisté pour que ces 40 ans soient un anniversaire qui nous concerne tous, notamment les salariés, et qu’on le fête ensemble. Nous mettons une boîte à disposition en leur demandant ce qu’ils feraient s’ils étaient directeurs d’une fondation. Nous les invitons à tous nos événements, nous les invitons aux concerts, nous leur faisons gagner des livres. Nous avons prévu 40 événements pour les 40 ans. Et la dernière idée serait de tous les inscrire au blog des Chroniques philanthropiques !
- C’est une très bonne idée et c’est gratuit !
Isabelle Giordano : Pour les 40 ans, voilà des idées nouvelles : le Lab d’exploration pour fonctionner davantage en incubateur sur des sujets très identifiés, très ponctuels pour varier un peu notre engagement Sur le modèle du piano, nous allons danser du hip-hop dans les gares avec trois séances en juin, septembre, novembre.
- Nous avons abordé un grand nombre de sujets, voyez-vous des points à ajouter ?
Isabelle Giordano : Il y a une nouvelle publicité qui vient de sortir : « Ne nous croyez pas sur parole, regardez notre trajectoire ! » On a envie de reprendre cette phrase en conclusion : regardez ce que nous faisons, que ce soit la banque ou la fondation. Je crois beaucoup aux faits et aux chiffres. Cela m’a beaucoup occupée dans mon métier de journaliste.
Propos recueillis par Francis Charhon.