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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 21 décembre 2023 - 18:02 - Mise à jour le 21 décembre 2023 - 18:02
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[INTERVIEW] Charles Kloboukoff (Léa Nature) : relier l'économie à la philanthropie

Charles Kloboukoff est un homme porté par des convictions fortes qui veut apporter sa contribution pour la préservation de l’environnement en s’appuyant sur des valeurs de partage. Homme d’entreprise, il a rapidement mené des actions philanthropiques en s’engageant dans 1% for the Planet puis en créant sa fondation, pour ensuite s’engager dans la mise en place d’un fonds de dotation actionnaire. Un dispositif original pour préserver l’entreprise et assurer la pérennité de son engagement. Rencontre avec une belle personne qui éclaire le chemin d’un monde plus humain.

Interview de Charles Kloboukoff, président fondateur de Léa Nature. Crédit photo : La Rochelle Studio Curty.
Interview de Charles Kloboukoff, président fondateur de Léa Nature. Crédit photo : La Rochelle Studio Curty.

Un engagement philanthropique de conviction

  • Charles Kloboukoff, vous êtes le fondateur et président de Léa Nature, une entreprise créée en 1993 et résolument tournée vers l’environnement, aussi bien sur vos produits que sur votre engagement personnel. Pouvez-vous en quelques mots nous expliquer ce qu’est Léa Nature et ce qui a présidé à sa création ?

 

J‘ai été éduqué dans une famille où les médicaments étaient malvenus et où « les produits naturels » étaient plutôt bienvenus. Mon père essayait de nous faire partager l’idée qu’un médicament est fait pour pallier un besoin, mais  en créait un autre. J’ai donc eu une tendance naturelle à m’intéresser aux remèdes ancestraux : comment simuler l’immunité, comment rester en forme, avec notamment la diététique, la supplémentation. Quand après le premier épisode de ma carrière, j’ai souhaité voler de mes propres ailes, ou plutôt co-voler car j’étais plutôt dans l’idée de m’associer avec d’autres. En effet, je n’osais pas et je ne prétendais pas avoir les qualités nécessaires pour développer une entreprise tout seul. Je me suis alors intéressé à proposer des solutions naturelles, alternatives à l’allopathie, favorables à la santé, dans le respect de la nature. 

 

  • Vous parlez à un médecin…

 

Je vous dis simplement dans quel environnement j’ai grandi. Je suis bien conscient qu’il y a des recours d’urgence qui font qu’il n’y a pas le choix, et que l’on prend des médicaments s’il le faut, mais quand on a le choix et que l’on peut se passer de médicaments, c’est mieux. J’ai donc grandi avec cette idée-là. Ensuite, les choses se sont faites assez naturellement en passant des compléments alimentaires, des tisanes fonctionnelles à du thé, à des épices, à tout ce qui pouvait apporter une contribution santé et permettre de passer de l’alimentation à la première médecine. L’alimentation bio m’a passionné et, à l’époque, mon épouse m’a rejoint pour travailler sur ce domaine-là plutôt en amont. Puis, de fil en aiguille, en passant par les plantes aromatiques, médicinales ou l’aromathérapie, ou d’autres domaines, je suis allé vers la cosmétique à travers notamment des macérations de fleurs, etc. Cela été le début. Ensuite, nous sommes allés vers la cosmétique naturelle et bio puis vers les produits de la maison avec l’aromathérapie, etc. C’est une démarche un peu holistique. L’alimentaire a pris le dessus, il représente la plus grande partie de notre activité désormais, soit 67 % du total de nos activités, alors que la diététique et la santé comptent pour 5 % et l’hygiène et la beauté 28 %. 

 

  • Les choses ont bien marché pour quelqu’un qui pensait ne pas être capable… Vous réalisez aujourd’hui 500 millions de chiffre d’affaires, avec 21 implantations dont l’initiale à La Rochelle. 

 

Le site de La Rochelle est le deuxième. J’ai démarré avec une petite agence de marketing que nous avions créée avec un copain de promo pour commencer à Porte de Pantin en plus de mon travail de l’époque et cela m’a servi pour démarrer mon activité dans la région parisienne. Quand « ça a fait boum », nous avons décidé d’aller vivre en région et d’emmener nos enfants grandir à La Rochelle.

 

  • Vous vous êtes installé dans la région sur le plan de la production ?

 

Non, car le bassin agricole n’est pas terrible. Nous sommes entourés de plaines de grandes cultures, beaucoup de plaines céréalières, avec un peu de légumineuses. Il y a eu du maïs, il y en a moins, il y a du pavot. Il n’y avait pas beaucoup de terres bio, mais c’était possible de commencer vers Chemillé en Anjou. Ensuite, l’Aquitaine n’est pas très loin.

 

  • Quand vous avez commencé à développer cette entreprise, vous avez donc très vite eu l’idée en d’avoir un engagement philanthropique ?

 

Oui, c’est venu au fil du temps. D’abord, il y a eu les premiers accès de croissance, les premières décroissances. Il fallait autofinancer, donc conserver les bénéfices dans l’entreprise. Puis, à partir de 1998 et 1999, nous avons gagné assez d’argent pour en redonner. Nous avons commencé à le faire de manière décousue en soutenant des ONG, des initiatives, avant d’agir de manière plus structurée en 2007. Je me suis alors dis que l’on puisait des ressources naturelles renouvelables et qu’il faudrait donc prendre soin de l’environnement dans lequel elles poussent pour qu’elles restent renouvelables. Que peut-on alors faire en faveur de la nature ? Je découvre par le biais d’une collaboratrice un livre intitulé Homme d’affaires malgré moi ou Let My People Go Surfing d'Yvan Chouinard.  Je découvre aussi son parcours avec son associé qui était pêcheur à la mouche, alors que lui était surfeur et montagnard. Ils avaient constaté que, dans leur business, ils étaient dans un environnement qui commençait à se dégrader, en partie par leurs activités dont ils faisaient la promotion et donc qu’ils avaient une vraie responsabilité de restauration de ces milieux-là. J’ai trouvé que c’était une belle idée. Plutôt que de faire des dons de manière décousue en fonction des rencontres, on pouvait alors entrer dans une logique institutionnelle de donner 1 % du chiffre d’affaires d’abord de la marque Jardin bio, puis des 17 autres marques. Nous avons commencé par donner 300 000 euros la première année, et on arrive aujourd’hui entre 2,5 et 3 millions d’euros annuels sur le périmètre de la philanthropie environnementale. 

Une entreprise fortement engagée dans la philanthropie

À ce moment-là, vous avez créé votre fondation ? 

 

Effectivement, quatre ans plus tard, en 2011, nous avons créé une fondation pour structurer le fléchage de nos dons. Nous avions déjà un engagement avec « 1% for the Planet » pour la philanthropie environnementale. Nous ne donnons pas au « 1 % For the Planet » qui est un fonds de dotation qui a pour mission d’accompagner les entreprises dans le choix des ONG à aider, nous fléchons nous-mêmes nos dons aux associations. Le 1 % certifie les associations et les ONG en vérifiant qu’elles ont des activités positives pour l’environnement, il facilite la mise en relation, il fait la promotion de cette cause, administre tout cela et organise des actions pédagogiques, des journées de rencontres, il aide les mécènes dans leurs choix. 

Nous nous sommes dit que ce serait utile que nous nous emparions de certains sujets liés à la cause environnementale pour les porter nous-mêmes. Nous découvrons alors la possibilité d’être fondation abritée par la Fondation de France pour un accompagnement pur d’intérêt général où l’intérêt privé n’a pas sa place.  C’est ainsi que nous avons créé notre fondation pour promouvoir la cause environnementale à travers le lien entre santé, environnement et souveraineté alimentaire. 

 

  • Maintenant, vous mettez les fonds de l’entreprise dans la fondation ?

 

Nous n’avons qu’une partie qui transite par la fondation pour ce qui est en rapport avec des appels à projets comme la résilience alimentaire, la souveraineté alimentaire, le lien entre santé et environnement. D’autres projets — toujours liés à la protection de l’environnement portant sur la biodiversité ou les enjeux climatiques — sont choisis dans le cadre du « 1 % For the Planet » par une commission composée notamment des collaborateurs. Nous avons donc deux canaux de distribution, mécénat direct et mécénat indirect (via la fondation) qui portent tous les deux sur les grands enjeux de la protection de l’environnement et représentent notre philanthropie environnementale. 

 

  • C’est donc 1% des résultats de Léa Nature pour votre fondation ?

 

Pour être précis c’est 1% du chiffre d’affaires, et non pas du résultat, de 18 de nos marques dont 40 % vont pour notre fondation, ce qui est un engagement très fort.

 

  • Vous travaillez au niveau local, régional et international ? 

 

Notre engagement se fait au niveau local, régional et national, mais il y a quand même des sujets internationaux qu’il nous paraît intéressant de défendre à valeur d’exemple, comme la protection de la biodiversité des territoires exposés à l’huile de palme, la conservation des forêts pour les habitats des grands primates, les problèmes de la désertification au sud du Sahara. À l’international, nous soutenons quelques actions sur des enjeux un peu emblématiques, nous agissons à 75 % dans le soutien des ONG françaises. 

Agir en réseau

 

C’est utile d’être en réseau avec d’autres fondations qui mènent aussi des actions philanthropiques. Cela permet de partager leur vision des projets, de partager des financements sur certains dossiers, de partager les bonnes pratiques et de s’informer sur les grands enjeux à défendre et à accompagner. Et il est très important pour Marina Poiroux, la directrice de notre fondation, de réseauter avec ces fondations qui partagent des préoccupations convergentes avec les nôtres et de s’inscrire dans un écosystème philanthropique acteur du changement. 

 

  • Il y a beaucoup d’initiatives dans le domaine de l’alimentaire. Je suppose que vous travaillez beaucoup sur l’agriculture durable, l’alimentation durable. Avez-vous des contacts avec la Fondation Carasso par exemple ?

 

Oui, bien sûr, elle est une des cinq ou six fondations avec lesquelles nous sommes très chevillés pour partager nos réflexions sur les dossiers.

 

  • Cette fondation a fait un travail formidable de défrichage, de création et d’engagement sur l’alimentation durable. Sur cette question d’alimentation durable, pourriez-vous me donner votre avis sur le fait que la démarche est soutenable ? Le marché est difficile parce qu’on peut produire et vendre localement, mais 90 % de l’alimentation aujourd’hui passe par les supermarchés. Localement, soutenez-vous des modèles d’agriculture bio, d’agriculture de développement durable, d’agroforesterie… ?

 

Je ne connais pas le poids exact des supermarchés, mais oui bien sûr nous soutenons ces activités, la relocalisation de la culture bio, des circuits courts également. Nos accompagnements visent à promouvoir des modèles qui nous paraissent opportuns et écologiquement responsables et au service de cette souveraineté alimentaire. Nous avons bien vu pendant le Covid que nous étions mis à mal par cette mondialisation, européanisation des échanges qui font que chacun devait avoir sa spécialité pour pouvoir vendre aux autres pays du monde, cela rend tout le monde dépendant les uns des autres et produit un bilan carbone catastrophique. De surcroît, cela génère beaucoup de spéculations au profit de grands financiers sur la détention des stocks, l’équilibre entre l’offre et de la demande, plutôt que de satisfaire plus localement les besoins en rapport avec le potentiel agricole et la climatologie des territoires. Nous nous inscrivons donc plutôt dans une logique de réorganisation des filières alimentaires et de fragmentation. C’est pour cela que nous mettons aussi nos usines dans des régions de production agricole pour essayer de raccourcir le chemin parcouru et transformer au plus près de l’endroit où les cultures se font. Par ailleurs pour revenir à notre action philanthropique, nous avons mené avec la fondation, un appel à projet sur la transition agroécologique des territoires et la résilience alimentaire pendant trois ans. Il vient de se terminer, il a permis à 150 lauréats du territoire français, que nous avons réunis en novembre dernier, d’être financés dans leurs actions. C’est là où on constate que de belles forces vives sont en action sur nos territoires.

Un mécénat durable

  • Et vous avez l’impression que l’évolution est favorable ?

 

Malheureusement, non. C’est catastrophique, la pression mise sur les prix par la grande distribution favorise la concentration, et la concentration favorise la standardisation, donc l’économie d’échelles, donc des industries de grande taille plutôt que des PME sur les territoires. Heureusement qu’il y a des indépendants dans la distribution parce que sans Leclerc, Intermarché et Super U, nous serions trois fois plus mal avec ces organisations très centralisées qui appuient sur un bouton, qui font des choix et qui ne prennent pas du tout en compte les impacts sociaux et environnementaux de leurs décisions.

 

  • Et aujourd’hui, avec l’augmentation des coûts, on voit bien que le bio est très sacrifié en matière d’achats.

 

Oui, on passe un sale quart d’heure depuis deux ans, deux ans et demi. 

 

  • Quand vous dites « on », il s’agit de votre entreprise ?

 

De toute l’interprofession. Nous, nous n’avons jamais fait appel à des PGE (prêts garantis par l’État). Comme nous avons capitalisé sur nos bénéfices et nous les avons gardés ainsi nous avons des fonds de réserve relativement conséquents pour passer une période difficile. Nous ne travaillons pas à perte, mais nos bénéfices sont réduits considérablement effectivement depuis trois ans. Mais cela n’a rien changé à nos actions philanthropiques. 

Évidemment, notre apport en mécénat est proportionnel au chiffre d’affaires qui peut baisser. Nous frôlions les 3 millions et nous sommes tombés à 2,6 millions. Toutes nos marques ne sont pas toutes soumises au 1%, seules une petite vingtaine ce qui représente un peu plus de la moitié de notre chiffre d’affaires qui est soumis à cet impôt volontaire du 1% for the Planet. Mais cela ne nous empêche pas de continuer à soutenir des initiatives justes, des études d’impacts ou des recherches alternatives, des ONG qui combattent à la déforestation ou d’autres actions comme les bio-carburants, etc.

Création d’un fonds actionnaire pour pérenniser l’engagement du fondateur

  • Il y a un autre sujet que je voulais évoquer avec vous et qui est intéressant, c’est la création de votre fonds de dotation FICUS . Pour quelle raison avez-vous fait ce choix et tout d’abord pour quoi avez-vous choisi l’appellation FICUS ?

 

FICUS, parce que c’est effectivement un végétal très résilient et c’est aussi un acronyme, dessiné par ma fille Marie et inventé par ma fille Emma qui signifie Fonds de soutien aux Initiatives Citoyennes Utopiques et Solidaires. Nous n’avons pas la prétention forcément d’avoir un impact à court terme qui bouleverse des systèmes, mais plutôt l’ambition d’aider à initier des changements plus profonds dans des domaines très variés pour créer des effets papillon.

 

  • Le fonds a été créé pour préserver l’entreprise pour partie et pour assurer la transmission à vos enfants.

 

Oui, en effet c’est en grande partie pour cette raison.  

 

  • Est-ce un projet philanthropique ou est-ce un projet économique ?

 

Les deux. Nous sommes devenus entreprise à mission dans le cadre de la loi Pacte 2019 avec une charte d’engagements que nous sommes en train d’écrire, de réécrire, parce qu'elle date de 2021. L’idée est que lorsque je ne serai plus là, j’aimerais que l’entreprise conserve ses bonnes pratiques, qu’elle ait sa propre vocation sociétale et s’insère dans un cadre environnemental à l’abri d’un certain nombre de dérives. Il ne s’agit pas de faire de l’économie pour de l’économie, mais de faire de l’économie respectueuse de l’écologie et du social. À partir de là se pose la question : comment pérenniser cela ? Nous avons découvert cet outil sous d’autres formes juridiques dans des pays comme le Danemark, l’Allemagne, la Suisse, en Scandinavie. Cela nous a montré effectivement qu’il n’était pas incompatible d’avoir une personne morale qui surveille une entité économique. J’aime bien le raccourci de la personne morale, comme si l’âme était aussi un corps. Le corps c’est l’entreprise et l’âme est le fonds de dotation qui va dire que telle chose est autorisée, telle autre ne l’est pas. Ce fonds permettra de garder l’esprit de la vocation de l’entreprise plutôt que celle-ci aille transformer le modèle. Le fait de ne pas avoir à rémunérer à court terme aussi des actionnaires permet de se dire que les ressources créées par l’entreprise restent capitalisées. Ainsi, ses ressources vont dans des actions philanthropiques pour préserver l’âme de l’entreprise. Et que les profits soient en partie redistribués dans des initiatives et du soutien au changement peut paraître utile au comité philanthropique. C’est un outil de pérennité et en même temps de transmission à mes enfants. 

 

  • Vous dites le « comité philanthropique ». Est-ce le même que celui de la Fondation ou est-ce une autre entité ?

 

Non, la fondation, c’est strictement de la philanthropie environnementale sur le lien souveraineté alimentaire-santé-environnement. Le fonds FICUS peut être du soutien à la condition des femmes, la précarité, les migrants en Méditerranée, ou à d’autres sujets très différents.

 

  • Pour faire comprendre la mécanique : il y a le fonds de dotation, qui est actionnaire de l’entreprise, il y a aussi la holding CK qui possède l’entreprise.

 

Oui c’est ma holding, dont je transmets progressivement les actions à FICUS. 

 

  • Ce fonds de dotation ne gère pas l’entreprise.  

 

Non.

 

  • Il y a donc une barrière entre les deux. 

 

C’est effectivement un sujet épineux sur lequel nous travaillons pas mal en ce moment. Évidemment, de mon vivant et en pleine possession de mes moyens, je suis toujours à même de diriger et de gouverner l’entreprise avec les outils de gouvernance, avec les comités qui existent dans la société. Mais il faut penser à l’après. L’idée c’est que l’entité la morale, le fonds de dotation, soit le gardien de la valeur morale de l’entreprise, de son orientation, de son pacte d’engagements et qu'il délègue à un conseil de surveillance le fait de cadrer la stratégie de l’entreprise, sa politique d’expansion et le recrutement des hommes clés. Ensuite, on trouve le chemin normal du fonctionnement d’entreprise avec un COMEX, avec des CODIR, etc. Il y a donc trois entités : le fonds de dotation, le conseil de surveillance qui est logé de fait dans la holding et ensuite l’entreprise. 

 

  • Et en dessous vous avez donc l’entreprise. Que se passe-t-il si l’entreprise ne fonctionne plus ? Normalement, il y a une barrière étanche entre le fonds de dotation et l’entreprise en matière de gestion, n’est-ce pas ?

 

Oui, et tout ce qui monte dans le fonds de dotation ne redescendra jamais. 

Le fonds de dotation : un processus opérationnel en cours de construction

  • Comment le fonds de de dotation dirige-t-il l’entreprise ?

 

Le fonds de dotation ne dirige pas l’entreprise, il ne s’occupe que de philanthropie et d’être le gardien des bonnes pratiques et du pacte d’engagement : « tu ne délocaliseras point, tu ne vendras pas de produits polluants… »

 

  • Et… « Tu ne vendras pas l’entreprise » ?

 

Cela c’est un point sensible qu’il faut que nous finalisions. Nous nous faisons accompagner par Christian Noël qui est un expert de la question et de la relation entre la philanthropie et l’économie au même titre que le cabinet qui nous accompagnés depuis les débuts, Prophil. Il faut que les grandes décisions soient prises à l’unanimité, mais pour être sûr que cette unanimité ne soit pas aliénée du tout, il apparaît préférable que cette unanimité ne soit pas constituée que par des membres de la famille, ou que par les représentants d’une seule entité. Nous avons quelques collègues qui ont fait cela aussi : ils ont créé une association à côté, gardienne du temple, qui fait que les représentants de l’association qui sont des amis du fondateur, des gens qui veillent à ce que les décisions soient vraiment sages puissent participer au vote, pour que les grandes décisions soient vraiment prises à l’unanimité et pour ne pas laisser le pouvoir au seul fonds de dotation. Il ne faut pas que ce soit une trop grande responsabilité pour les membres de la famille qui, par exemple, n’auraient peut-être pas toutes les compétences nécessaires ou qui pourraient être sous influence pour voter une décision qui pourrait s’avérer néfaste. 

 

  • Ces décisions sont donc les décisions du fonds de dotation ou du conseil d’administration de l’entreprise ?

 

C’est ce que nous sommes en train d’étudier. C’est probablement le conseil de surveillance qui va recommander un certain nombre de changements pour des situations d’arbitrage très complexes ou pour des difficultés rencontrées. Cela peut-être une cessation de branche d’activité, cela peut être tout ce qui concerne les épisodes clés de la vie de l’entreprise. Et effectivement, il faudra qu’il y ait l’unanimité « au-dessus » pour pouvoir faire valider des décisions à caractère très important. Nous sommes en train de nous pencher sur la question et nous avons une réunion de travail justement cette semaine sur le sujet. 

 

  • C’est très intéressant parce que vous avez créé un outil philanthropique, mais il ne faut pas que l’outil philanthropique soit en danger si jamais l’entreprise défaille.

 

Non, là de toutes façons, non il n’y a pas de raison. Mais il faut tout prévoir et nous essayons maintenant de regarder ce que nous n’avions peut-être pas prévu. Nous avons essayé de détecter les situations les plus perturbantes qui pouvaient arriver, et comment elles pourraient être gérées demain. Je vais rencontrer la Fondation Pierre Fabre qui a été faite sur ce même modèle de fondation actionnaire. Nous avons un directeur embauché récemment qui vient de chez eux et il y a un président du conseil de surveillance qui était aux affaires et qui a une grande expérience. 

 

  • Le sujet principal est le lien avec la gouvernance de l’entreprise et comment les deux entités sont indépendantes.

 

Oui et vous avez pointé du doigt un des éléments clés qui préoccupent ma fille Emma qui s’occupe de FICUS et notamment du comité philanthropique et qui est de ce fait moins à l’aise sur les autres aspects.

 

  • C’était aussi pour cette raison que je voulais vous interviewer, parce que ce que vous faites est assez original aujourd’hui. Il n’y a pas beaucoup de fondations qui sont actionnaires et qui ont créé des fonds de dotation ou mis en place des modèles particuliers. C’est en train de s'installer.

 

Oui, là dans la communauté De Facto, où nous sommes une quinzaine d’entrepreneurs en France dans cette réflexion. L'un d'entre eux a choisi de faire un tiers de fonds de dotation, un tiers salarié et un tiers de capitaux investisseurs.

 

  • Les salariés peuvent aussi être impliqués puisqu’ils sont, chez vous, pour partie actionnaires.

 

Oui, mais dans une entreprise de notre taille quand vous avez 2 000 salariés répartis sur une vingtaine de sites, c’est très différent d’une PME un peu centralisée avec des succursales. Mais l’idée est bien qu’ils deviennent les deuxièmes actionnaires de l’entreprise derrière le Fonds de dotation bien sûr.

Une vie de conviction et d’engagement pour le bien commun

  • Vous avez fait quelque chose qui n’est pas banal, immédiatement vous avez fait un don philanthropique, vous avez créé une société à mission. Quel regard portez-vous sur la société ? Quelles sont vos convictions qui ont présidé à la mise en place de cette philanthropie ? Vous êtes un homme qui avez espoir dans une société qui serait plus résiliente qu’elle ne l’est aujourd’hui, une société de davantage de partage ? 

 

Je fais partie des gens qui pensent que nous faisons partie d’un tout et que nous sommes des personnes physiques incarnées par une âme qui voyage. Je crois à la réincarnation. À partir de là, je pense que nous sommes en mission de vie et que chacun remplit sa mission de vie comme il l’entend en fonction des éclairages dont il dispose. Je crois aussi que l’on a des familles d’âmes et que l’on rencontre dans la vie des personnes qui peuvent nous éclairer sur un chemin ou sur un autre et que l’on est les seuls à choisir de le prendre, mais on ne choisit pas forcément de rencontrer ceux que l’on croise. Pour cette raison, je crois qu’un hasard est une coïncidence, et une coïncidence ce sont forcément deux idées, deux êtres et deux trajectoires qui se rencontrent. Rien n’est donc anodin. Quand j’ai entrepris, je n’étais pas forcément à la recherche de construire une fortune. 

Mon idée c’était de faire quelque chose qui me plaisait et de vivre mes convictions et d’avoir un peu de liberté pour pouvoir initier des choses un peu nouvelles. Une fois arrivé à un certain point on se dit finalement : Après quoi cours-tu ? On pose une cible, une deuxième cible, sept ans plus tard une troisième cible, donc en trois ou quatre cycles de sept ans on se dit que finalement : qu’est-ce qui nourrit ton envie ? Là, j’en reviens à la notion de vie en disant que de toutes façons je n’ai jamais eu envie de vendre un bout de l’entreprise pour m’acheter un yacht, ou pour verser des dividendes démesurés, ou du moins importants. Je me dis que mon plaisir est ailleurs, il est dans le fait de construire et de partager ce projet, il est dans le fait de permettre à des gens de réaliser leur mission de vie qui est de s’occuper des autres, de lutter sur certains sujets, d’accompagner les ONG, de faire du contre lobbying, de la prise de conscience, d’aider des scientifiques qui prennent des risques à l’université pour démontrer des choses que les pouvoirs publics ne veulent pas prendre en compte et qui délèguent au niveau de l’Europe à des industriels qui s’arrangent pour homologuer des produits qui sont toxiques… À partir de là, je suis heureux de faire cela, cela me plaît de faire cela.

 

  • Cela rend heureux !

 

Oui, tout à fait, je suis quelqu’un de simple. J’ai des amis dans tous les métiers et dans toute la société et j’adore le sport et les rencontres et je n’ai pas envie de vivre en vase clos avec des chefs d’entreprises. Cela ne m’intéresse pas, ce n’est pas ma vie. Je sais d’où je viens : je viens d’une famille russe. Ils ont commencé à casser des pierres, puis sont devenus chauffeur de taxi. La réussite en soi ne vaut que si elle est partagée et une manière de la partager est de nourrir sa trajectoire et quand je partirai ailleurs, je ne partirai pas avec ma valise, je partirai avec un petit fil d’argent qui va s’étirer et qui m’amènera au milieu des étoiles. J’espère donc que de là-haut je pourrai avoir un œil bienveillant sur ceux qui contribuent à faire des choses un peu différentes. 

Je suis un utopiste, un idéaliste, un optimiste. J’ai besoin de cela et j’ai besoin de me nourrir d’une vision positive de la capacité à transformer la société. Je laisse les suiveurs suivre, je laisse les radoteurs radoter. Moi, j’ai essayé de comprendre qui j’étais, j’ai fait de l’hypnose transactionnelle. C’est très difficile de savoir ce que l’on ressent et de savoir si c’est réel ou supposé, mais en tous cas j’ai envie de penser qu’il y a des aspirations qu’il faut pouvoir satisfaire et partager et que, derrière l’homme, il y a une âme qui peut apporter une contribution à quelque chose et qui a besoin de rencontrer d’autres âmes pour construire de belles choses.  

 

  • Comme vous je pense que la question du partage et la question de la transaction avec les autres est importante et vous intervenez par de la mise en réseau, de la rencontre des gens, du soutien… Tout cela participe de la cohésion sociale bien utile aujourd’hui.

 

Oui, les choses qui m’ont le plus ému dans ma vie jusque-là, ce sont les gens qui font don de soi. En tous cas quand on capte les énergies positives cela peut transformer beaucoup de choses. On est fait d’énergies. Mon père a consacré une grande partie de sa vie au magnétisme et je suis un peu sensible, je suis par exemple très réceptif s’il y a trop de portables autour de moi, je le sens. Si je rentre dans une salle pour faire une intervention publique, je peux ressentir s’il y a une âme sombre, je ne suis pas très érudit sur la question, mais je me fie plutôt à mes sensations et aux énergie invisibles qui circulent entre nous. Je n’ai pas encore très bien compris le lien entre intelligence émotionnel et intelligence spirituelle, mais je creuse un peu le sujet pour essayer de me hisser à ce niveau-là et peut-être prendre encore un petit peu de hauteur. Je trouve que les émotions et le ressenti éclairent la vie d’une lumière un peu différente qui n’a rien de matérialiste mais qui est assez profondément ancrée dans notre chemin de vie à chacun et cela ne demande qu’à être partagé. Comme on dit : un sourire ne coûte rien et produit beaucoup. J’ai grandi avec cela et à une autre échelle que le sourire, je crois l’avoir compris et j’ai envie de m’en nourrir.

 

Propos recueillis par Francis Charhon.

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