Mathieu Lefevre (Destin Commun) : « Le point de départ de Destin Commun est une inquiétude sur l’état de la cohésion sociale en France »
Mathieu Lefèvre présente de passionnantes analyses de la société française qui révèlent les très profondes fractures de la cohésion sociale inquiétantes pour la démocratie. Il expose quelques voies de possibles sorties par le haut qui donnent de l’espoir. Il y traite aussi le rôle essentiel de la philanthropie qui doit trouver de nouveaux développements pour faire face au délitement du lien social.
- Mathieu Lefèvre, vous êtes le président de Destin Commun. Pouvez-vous nous dire ce qu’est cette organisation ?
Destin Commun est la branche française de More in Common, une organisation créée en 2017 qui réunit des équipes travaillant sur les mêmes problématiques en Allemagne, au Royaume–Uni, en France et aux États-Unis. C’est un think tank engagé, qui développe aussi des actions avec des partenaires et les accompagne dans leur stratégie. Le point de départ de Destin Commun est une inquiétude sur l’état de la cohésion sociale en France et sur le fait que l’on serait en train de perdre la volonté de dire « Nous », la volonté de faire société. Nous avons voulu comprendre pourquoi le tissu social était en train de se déchirer, mais aussi essayer de contribuer à bâtir une société plus soudée. Notre conviction est que nous ne pourrons pas faire face aux immenses défis de notre temps – le défi climatique, le défi des inégalités, le défi migratoire, aujourd’hui la guerre en Ukraine – si nous sommes trop divisés.
Études et actions, une méthode originale
- Votre organisation existe depuis cinq ans en France. Quelle est son originalité, puisqu’on connaît par des études l’état de la société ? Il y a eu des publications, notamment l’Archipel français de Jérôme Fourquet, qui montrent que la France est éclatée. Quel est votre apport complémentaire sur l’état de la France ?
Il y en a deux. D’abord notre méthodologie de recherche, et aussi la mise en place d’expérimentations dans l’écosystème de la société civile et de la philanthropie.
Il y a beaucoup d’excellentes analyses de la société française et de ses fractures, mais il nous a semblé qu’il y avait un trou dans la raquette. Il s’agissait de ne pas seulement regarder le monde avec une lecture socio-démographique, on pourrait même dire marxiste, qui étudie les divisions entre les gens selon leur niveau de revenus, leur classe sociale, leur niveau de diplôme. Notre approche, au delà de ces catégories, les riches contre les pauvres, les vieux contre les jeunes, consiste à poser un regard qui est complémentaire sur les valeurs qui comptent pour chaque personne (l’ordre, l’équité, la loyauté...), les appartenances de groupes, les orientations psychologiques et la façon dont ces différents éléments influent sur leur ressenti, leurs perceptions. Cela permet de comprendre comment les gens ressentent des choses comme le mépris ou la reconnaissance.
Nous travaillons sur ces questions depuis 2017. Cette approche croise en partie celle de Pierre Rosanvallon qui, dans son dernier livre, Les épreuves de la vie, se place à l’échelle individuelle pour décrire l’effet du vécu sur les opinions et les attitudes des gens. Notre analyse rejoint la sienne en montrant le caractère central, aujourd’hui, de l’incertitude, et du sentiment d’impuissance.
- C’est ce que vous appelez la psychologie sociale.
Absolument. Nous nous sommes inspirés d’un corpus de recherche qui montre qu’on en apprend beaucoup plus sur quelqu’un en lui demandant : « Voudriez-vous que vos enfants soient polis ou créatifs ? », plutôt que pour qui elle va voter, car cela en dit plus sur la relation de cette personne à la société. On voit bien que le ressenti joue un rôle essentiel. Si l’on pense à la crise des gilets jaunes, beaucoup d’acteurs ont eu du mal à la comprendre parce que les grilles de lecture traditionnelles n’expliquaient pas d’où venait ce phénomène. La psychologie et la perception du mépris aide à expliquer ce type de phénomène. C’est pour cela que notre lecture axée sur la psychologie sociale est complémentaire et n’existait pas en France. Nous avons identifié six familles de Français avec six orientations par rapport au monde qui sont assez différentes. Cette approche nous a permis de travailler sur des sujets délicats, comme le sentiment de concurrence entre les Français modestes et les plus précaires, l’attitude des catholiques français vis-à-vis des migrants, ou encore le caractère parfois excluant de certains discours sur l’écologie.
Un constat inquiétant
- Votre première enquête, publiée en février 2020, s’intitulait « La France en quête, réconcilier une nation divisée ». Récemment, vous en avez publié une nouvelle, très inquiétante, à partir de vos six socio- types, « France 2022 : naviguer en eaux troubles » sur l’état du pays aujourd’hui. Pouvez-vous nous dire comment nous sommes ?
Nous avions pris une photo instantanée du ressenti des Français après la première vague du Covid en juin 2020, et nous avons refait l’exercice en décembre 2021, pour mieux comprendre comment le Covid, dans ses différentes facettes sanitaires, économiques, santé mentale, a impacté la société française et ces six familles. S’agissant du diagnostic, le premier constat est qu’après le sursaut de solidarité du premier confinement, la cohésion sociale s’est effondrée après dix-huit mois de pandémie. 87 % des Français considèrent aujourd’hui que « c’est chacun pour soi », contre seulement 45 % en juin 2020. Les Français émergent de cette phase de Covid avec la vision d’une société très fortement divisée. C’est d’ailleurs le mot « divisé » qu’ils utilisent le plus parmi une liste de 25 items négatifs et positifs. Du fait de ce sentiment de division, ils se sentent incapables de faire face collectivement aux défis de demain. Nous avons réalisé ce travail dans d’autres pays en Europe, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Pologne, en Italie, en Espagne, et ce constat émerge partout, alors même que d’autres pays ne partagent pas un certain pessimisme français. Les Allemands et les Britanniques, par exemple, voient en général le verre à moitié plein, alors que les Français voient le verre à moitié vide dans un grand nombre d’enquêtes. Toutefois, partout le sentiment de faire société a reculé. Ce n’est pas anodin que Vladimir Poutine ait choisi ce moment pour envahir l’Ukraine.
- Voulez-vous dire qu’il a lu votre étude !
Non, certainement pas, mais il est certain qu’il percevait une fragilité de la cohésion des sociétés européennes et que ce moment était propice pour attaquer. Le contexte post-Covid, à mon avis, y contribue. En tous les cas, on peut dire que c’est dans ce contexte que cette guerre est arrivée.
Doute et désinformation
- Mais sur votre constat d’une France où les personnes se disent incapables de faire face ensemble, d’où vient le problème selon vous ? Est-ce un problème de confiance, un problème de croyance en la société démocratique ?
Je pense que c’est lié à plusieurs choses. D’abord un très fort sentiment d’incertitude sur l’avenir : ne pas savoir de quoi demain sera fait. Après le premier confinement, tout le monde se projetait encore en se posant des questions : va-t-il y avoir une autre vague, encore un confinement ? Aujourd’hui, non seulement les gens répondent en majorité qu’ils ne savent pas de quoi demain sera fait, mais ils ont arrêté de se projeter dans l’avenir. Et du très fort sentiment de doute naît une interrogation : est-ce que l’on nous dit la vérité ? Une majorité de Français pense que, dans une certaine mesure, on nous a caché la vérité sur le Covid, et un tiers en est totalement convaincu.
- C’est l’effet du manque de masques au début de la crise.
Oui, et c’est certainement aussi l’effet de campagnes de désinformation par des réseaux sociaux qui se répandent un peu partout. Dans notre étude, la société française est celle où la tendance complotiste est la plus forte, avec la Pologne. Cela contribue à miner notre capacité à nous projeter collectivement.
- Est-ce que ce doute et cette manière de penser des Français que vous évoquez peuvent, pour vous, représenter un vrai danger sur le lien social et corollairement sur la démocratie ?
Oui, très clairement. La crise financière de 2008, puis l’épidémie du coronavirus, ont créé une cohorte de laissés pour compte, que nous appelons la « France des oubliés », qui se sont senties mal accompagnés, méprisés et mis en marge de la société. Je pense qu’il faut vraiment tirer un signal d’alarme sur ce bloc des laissés pour compte qui est particulièrement fragile et sensible à des campagnes de désinformation, que ce soit sur le vaccin, sur la démocratie, etc. On voyait déjà auparavant que ces personnes avaient un lien très distant avec la démocratie, cela se renforce. Ce sont les « désengagés démocratiques », car pour eux la démocratie comme système de gouvernement ne fonctionne pas bien, et ils s’en sont ainsi dégagés. Nous avons fait un travail avec la Fondation Bosch en Allemagne qui porte sur plusieurs pays et on voit vraiment ce bloc de désengagés démocratiques très inquiétant en France et en Europe.
- Ce bloc dont vous parlez représente-t-il des quantités importantes de population ? Vous avez divisé la France en six familles : les Militants désabusés, les Stabilisateurs, les Libéraux optimistes, les Attentistes, les Laissés pour compte, les Identitaires. Est-ce que l’on peut en tirer une vision globale ?
L’intérêt d’utiliser une segmentation, c’est précisément d’aller sous le capot des moyennes, parce que dire que 60 % des Français sont pour ou contre tel sujet ne dit en réalité pas grand-chose. Il s’agit donc plutôt d’identifier qui sont les différents blocs qui composent une opinion, par exemple. Cela nous permet de voir qu’un bloc de 40 % de la population française, même s’il ne partage pas les mêmes opinions sur différents sujets, partage une vision décliniste, anxieuse, et assez largement complotiste de la France.
- C’est un chiffre énorme.
C’est un chiffre énorme et je pense qu’il y a un danger qu'on pointe depuis assez longtemps. Ce bloc qui doute et qui se cherche peut vite adopter un narratif et un cadrage que nous avons appelés identitaires. Il pointe le doigt vers des coupables tout trouvés, les immigrés, les musulmans, les élites, etc. Il a une définition très restreinte de la communauté nationale et veut imposer une vision de la France qui n’est certainement pas la nôtre. Il y a un vrai risque de glissement et de fusion entre ce bloc qui doute, que l’on peut appeler les « Laissés pour compte », et le bloc des Identitaires, qui lui a une vision très fermée de la France. Aller chercher ces oubliés doit être une priorité pour tous ceux qui partagent nos valeurs et une vision de la démocratie. Or, je pense que la plupart des organisations sont assez mal équipées pour aller à la rencontre de ces publics-là.
Des sources d’espoir
- On voit dans votre étude que le glissement, voire le décrochage, est important. À la suite de ces analyses, vous avez cherché des pistes qui peuvent essayer de rassembler les gens et les sortir par le haut. J’ai été étonné de voir que ce qui fait consensus soit l’environnement ?
Oui, et je pense que c’est une vraie bonne nouvelle. Et de la même façon qu’aujourd’hui les Français à la sortie de cette phase de Covid partagent un diagnostic de la France assez négatif, une France divisée, quand on leur demande de se projeter dans une France à dix ans et de nous raconter la France qu’ils veulent, on trouve là une histoire plutôt positive. Il est intéressant de voir que dans toutes nos familles, et aussi dans tous nos électorats, puisque nous avons aussi croisé par électorat, la France que les gens veulent, c’est avant tout une France qualifiée de « respectueuse de l’environnement », et « humaine ». Je trouve que la combinaison de ces deux adjectifs peint un récit commun qui est plutôt positif. Les électeurs qui disent vouloir voter pour Marine Le Pen placent eux aussi le respect de l’environnement en premier quand on leur demande de décrire la France à dix ans. C’est beaucoup moins vrai de l’électorat d’Eric Zemmour qui place le mot « patriote » en premier. Il y a des différences, mais le consensus sur l’environnement comme matrice d’un projet commun est très fort. Je pense donc que c’est un vrai axe de travail. C’est pour cette raison que nous travaillons beaucoup avec un grand nombre d’organisations du mouvement climat, non seulement parce qu’il y a un enjeu planétaire, mais aussi parce que ce récit de reconnexion à la nature, et aussi à l’humain, est un récit qui rassemble, au-delà de nos divisions bien françaises.
- Pourtant, ce concept autour de la nature est très compliqué. Il faut agir en même temps sur les énergies fossiles, sur le carbone, sur les modes de vie, sur la réduction de la consommation, etc. N’y a-t-il pas un risque de voir les mêmes se dire « c’est bien pour tout le monde, mais ce n’est pas pour moi » ?
Non justement, j’ai une lecture presque inverse. Ce que l’on voit c’est que quand les Français font un geste en faveur de l’environnement, même un petit geste comme recycler son pot de yaourt, non seulement ils ont l’impression de faire quelque chose qui est utile à la planète, mais avant tout ils ont l’impression de jouer un rôle dans cet avenir. C’est un principe que l’on appelle « l’agentivité », avoir le sentiment que l’on peut faire quelque chose. Redonner aux gens le sentiment qu’ils peuvent faire quelque chose est un enjeu central dans tous les sujets, que ce soit la démocratie, que ce soit dans le contexte de la guerre en Ukraine en soutenant les Ukrainiens... Les Français dans leur ensemble ne pensent pas en termes de système (planète, objectifs à 2050…), mais en termes précis et concret : l’alimentation pour moi et mes enfants, le tri des déchets là où j’habite, que puis- je faire personnellement pour contribuer à cet effort ? Évidemment, ils ont des attentes très fortes par rapport aux grandes entreprises, au système, à l’État et à l’Europe. Mais eux aussi veulent jouer un rôle dans cet effort. Et pour cela, je pense que c’est une perspective à la fois enthousiasmante et rassembleuse pour la France que de vraiment écrire ce narratif autour de la nature.
- Vous dites quand même que, dans l’étude, la préoccupation qui ressort, c’est une priorité sociale, c’est-à-dire le quotidien de chacun. On a là deux échelles de lecture. Vous avez parlé de l’humain. L’humain est global, mais s’efface-t-il devant la priorité sociale que vous évoquez ?
Je pense que le projet de société que les Français veulent dans leur ensemble est difficile à faire, mais il n’est pas très compliqué à concevoir. Ces deux mots qu’ils citent en premier lieu et assez loin devant les autres : « respectueuse de l’environnement » et « humaine » allient ces deux priorités : la priorité écologique et la priorité sociale. Même en temps de crise, que ce soit le Covid ou la guerre en Ukraine, on constate dans nos chiffres récents que ces priorités sociale et écologique sont très hautes. Il n’y a aucune contradiction entre les deux, c’est même la seule façon de s’en sortir, en faisant le lien de façon assez concrète. Par exemple, il y a un chiffre que je trouve très frappant relatif à la question de l’emploi. Quand on demande aux Français : pensez-vous que la transition écologique va être une source de création d’emplois pour vous et vos proches ? Même les populations dont on aurait pu penser qu’elles craindraient ce changement et cette transition pensent, comme une très large majorité de Français, que cela va être une source de création d’emplois. Il y a un enthousiasme vers cette transition qui revêt à la fois un volet écologique et un volet emploi avec les emplois verts dans l’isolation des logements, dans les nouveaux véhicules, dans la mobilité douce... C’est important de mettre ce point en avant.
- Malgré ce tableau assez catastrophique de la société, vous utilisez pour l’avenir le mot « enthousiasme », n’est-il pas quand même un peu décalé ?
D’abord, je pense qu’il faut forger ce destin commun qu’on appelle de nos vœux pour la France. Il ne va pas tomber du ciel, il faut beaucoup de travail de la part de tous et toutes, mais que la place est là pour retrouver de la joie, du partage, même dans un tableau assez sombre. Lorsqu’on demande aux Français de se projeter à dix ans, le tableau qui émerge n'est pas une France fermée, xénophobe, raciste, blanche, mais une France respectueuse de l’environnement, humaine, éduquée, travailleuse, honnête… Cela ne pousse-t-il pas à un peu d’enthousiasme malgré un contexte bien sombre ?
Agir pour demain
- Votre organisation est une association, donc une des parties prenantes de l’écosystème de la philanthropie. Pensez-vous que celle-ci a un rôle à jouer sur cette évolution de la société, notamment en matière de lien social ?
Absolument, vous me posiez la question de la particularité de Destin Commun. La première, c’est l’approche dont je vous ai parlé sur la psychologie sociale, et la seconde est notre place dans l’écosystème. Nous nous mettons au service. Nous ne sommes pas là que pour produire de l’analyse sur ce qui divise et ce qui peut rassembler. Nous utilisons cette matière et cette intelligence pour nous mettre au service de la société civile française. C’est une démarche d’engagement et d’accompagnement que d’autres analystes, think tanks, instituts de sondages ne font pas, leur rôle se limitant à poser un diagnostic. Nous, nous voulons mettre les mains dans le cambouis et accompagner la société civile en mettant à sa disposition les éléments de compréhension des publics dont nous disposons. Je pense que la société civile française a de grandes forces, mais aussi certaines lacunes. Notre compétence est d’apporter nos outils pour une meilleure compréhension des publics, d’aider à un positionnement et à une communication plus stratégique pour permettre aux associations et aux fondations de mieux intervenir, et d’amplifier et de consolider leurs efforts en faveur de la cohésion sociale.
Au-delà des associations et fondations, nous faisons aussi ce travail avec d’autres catégories d’acteurs de grande envergure qui sont amenés à s’adresser à diverses catégories de publics et qui jouent un rôle en matière de cohésion sociale : des syndicats, des groupes de foi, des médias, etc. Notre objectif est de leur permettre de comprendre les ressorts des divisions, les risques de fractures, d’éviter les effets de bulles, et d’identifier les lignes de force qui peuvent créer de solides consensus.
Des financements insuffisants pour la philanthropie
- La philanthropie est un terme général mal identifié souvent relié à des images de fondations, donc de riches avec un glissement vers les philanthropes américains. En fait, c’est un écosystème constitué de trois piliers : acteurs de la philanthropie : associations et fondations, bénévoles, donateurs. Pensez vous qu’ils ont un rôle social ?
Bien sûr, mais mon diagnostic sur cet écosystème en France, c’est que d’abord les ressources financières sont nettement moins importantes que dans les autres pays comparables. Je dirige une organisation qui travaille maintenant dans six pays. J’ai la chance de voir et d’interagir avec beaucoup d’acteurs en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Pologne, au Royaume-Uni, au niveau européen, et également aux États-Unis. Je constate, que ce soit sur l’axe de la démocratie, de la cohésion sociale, ou dans la plupart des autres domaines, que les ressources disponibles en France sont très nettement inférieures à celles dont on dispose dans les autres pays. Ce n’est pas comparable. Je pense que l’une des raisons pour lesquelles les corps intermédiaires ont du mal à avoir l’impact qu’ils devraient sur la société dans son ensemble et sur la cohésion sociale, c’est la ressource financière. Si l’on est une association et si l’on veut monter un programme sur la démocratie, à qui peut-on s’adresser pour être financé ? Les acteurs se comptent sur le doigt d’une main. Les philanthropes français, les financeurs sont à mon avis trop frileux pour s’engager sur un terrain qui pourrait être considéré comme politique, alors qu’il s’agit bien d’un terrain d’intérêt général tout à fait essentiel.
Or, il y a, je pense, un malentendu sur le sens du terme « politique » qui, dans le droit fiscal français, limite l’action de la philanthropie : nous revendiquons le fait que notre action est foncièrement politique, au sens où nous cherchons à sauvegarder les conditions de la vie de la cité, mais évidemment non partisane.
Les mouvements qui travaillent sur la démocratie sont obligés d’aller frapper à la porte de financeurs européens, allemands, britanniques, américains. Et cela est aussi vrai sur les questions d’immigration, de désinformation… Il n’y a quasiment pas de financements disponibles en France et je pense que c’est un vrai problème.
- II n’y a même pas de financements pour le fonctionnement de ces organisations qui leur donnent la capacité de travailler. La philanthropie française n’est-elle pas très traditionnelle, très précautionneuse ?
Effectivement, elle l’est, cela ne fait aucun doute. Mais j’ai aussi le sentiment, pour avoir parlé à certains acteurs philanthropiques, que cela bouge. Il y a une prise de conscience qu’il faut être courageux, et aller plus vite pour être réactif aux besoins de la société, mais malheureusement les circuits de décision sont souvent très longs et complexes et les urgences, elles, sont bien là.
Du courage pour des financements innovants et plus importants
- Vous avez dit un mot important : le « courage ».
Un enjeu de courage, oui, et il ne faut pas avoir peur d’y aller. Je crois que le financement philanthropique français avait peut-être été dessiné dans un système qui a disparu, lorsque l’État pouvait s’occuper de toutes les questions sociétales et que le rôle de la philanthropie était de prendre en charge des sujets à la marge. Sauf qu’aujourd’hui cela ne fonctionne pas. L’État ne peut pas s’occuper de tout. Le deal, peut-être convenu à une époque, n’est donc plus valable aujourd’hui. Il y a une attente pour aller s’engager sur des terrains vitaux pour l’avenir de notre pays. La raison pour laquelle ils sont si importants, c’est qu’ils sont sensibles. Les tensions autour de l’immigration vont être déterminantes et grandissantes, il faut donc une pluralité d’acteurs avec une pluralité de points de vue pour travailler sur ces sujets. Je ne suis pas en train de prêcher pour un point de vue ou un autre, mais je pense qu’il va falloir avoir le courage d’aller sur des terrains sensibles comme la laïcité ou s’interroger sur ce que l’on a à faire ensemble les uns et les autres. Car cela va encourager un foisonnement d’idées et une espèce de revigoration de débat public pour y amener de l’énergie.
Et qui d’autre, à part la philanthropie, je parle là des financeurs, peut y aller ? Nous voyons bien, avec nos soutiens philanthropiques dans différents pays, que les acteurs ont cet avantage, mais ici qui va les aider ? Qui va financer des réflexions courageuses sur tel ou tel modèle français de société ? Cela ne va pas être l’État, ce ne seront pas les entreprises, ni les collectivités publiques. Je ne sais pas qui. On ne manque ni d’idées ni d’argent en France, on ne manque pas non plus d’argent dans les mains de gens qui en ont gagné énormément. Il faudrait qu’ils aient envie de donner pour contribuer à l’évolution plus harmonieuse de notre société. De nouveaux financeurs seraient vraiment bienvenus en France. Cela nous manque. En Allemagne, ils existent ; en Angleterre ils existent ; en Suisse, ils existent ; en Belgique, ils existent ; en France, ils n’existent quasiment pas.
- En France, nous vivons cette ambigüité où l’on voudrait bien de l’argent pour agir, mais dès que les gens riches donnent, on leur tape dessus. Lors de l’incendie de Notre-Dame, il y a eu beaucoup de très gros dons, cela a entrainé une polémique à propos des riches qui se feraient une belle image avec leur générosité.
Oui, mais le fait est que des centaines de millions d’euros ont été mobilisés pour Notre-Dame. Nous avons des musées en France, en quantité, et j’adore les musées, mais j’ai l’impression qu'on ouvre un nouveau musée tous les six mois. Ce serait aussi appréciable que ces grandes fortunes s’investissent sur les sujets dont nous savons tous qu’ils sont vitaux. Quand la Russie envahit l’Ukraine, on entend que l’avenir de la démocratie est en jeu. Alors pourquoi si je veux monter un programme sur l’avenir de la démocratie en France, aujourd’hui, n’y a-t-il pas de financement disponible ?
- Je comprends, pour vous la philanthropie a donc deux volets : un volet général sur ces réflexions dont vous parlez, qui sont essentielles pour structurer la société ; et un second volet, l’application pratique, locale sur le terrain, du retissage du lien social. Là, nous revenons à la question : la philanthropie doit-elle être un contre-pouvoir, est-ce une force de proposition, ou est-ce le bout de la chaîne pour assurer les services que l’État ne donne plus ?
On ne manque pas d’acteurs qui ont la volonté de contribuer à l’évolution de la société, mais on manque de ressources. Je veux être un critique constructif de ce secteur. Je pense sincèrement que le secteur associatif n’est même pas sur le radar des candidats à la Présidence de la République comme une force de proposition, c’est pour eux même assez marginal. Cela pourrait être un projet sur un quinquennat de renforcer la structuration de ce que j’appelle la société civile, pour qu’elle porte plus le lien social, facteur majeur de la démocratie.
Cela signifie qu’il lui faut beaucoup plus d’argent, je parle de centaines de millions d'euros au moins pour peser et financer tout un écosystème dont nous avons besoin. Il lui faut de nouvelles compétences, il faut arrêter de mal payer ses collaborateurs au prétexte que lorsqu’on travaille pour une association, il est normal de gagner peu. Ça mène à l’épuisement. Il faut certainement de nouveaux entrants disruptifs avec une stratégie claire et des moyens importants. On a vu l’effet que cela pouvait avoir aux États-Unis avec l’action de Mackenzie Scott. Un seul entrant de ce type en France pourrait électriser ce secteur. Une sorte de licorne de la philanthropie française.
Propos recueillis par Francis Charhon.