[TRIBUNE] Lucrativité, non lucrativité, lucrativité limitée : un enjeu majeur pour le secteur non lucratif
Lucrativité, non lucrativité, lucrativité limitée : trois concepts qui sont remis à l’ordre du jour en raison d’une consultation publique de la Commission Européenne sur l’économie sociale et solidaire (ESS).
Depuis la loi Hamon, les associations et fondations sont entrées dans le domaine de l’ESS avec les mutuelles et les coopératives, mais aussi avec « les sociétés commerciales qui, aux termes de leurs statuts, remplissent certaines conditions ». Parmi celles-ci :
- Un processus de décision sur lequel la propriété du capital n'influe pas
- L'encadrement de l'échelle des salaires
- Une rémunération du capital limitée ou nulle
- Le réinvestissement des bénéfices dans le projet social.
La lucrativité limitée
C’est alors qu’est intervenu le concept de lucrativité limitée. En effet, il est précisé que dans une entreprise de l’ESS dont le modèle économique est marchand ou partiellement marchand, la majorité des bénéfices doit servir à maintenir ou à développer l’activité de l’entreprise. La rentabilité est ici un moyen au service du projet social de l’entreprise. Mais attention, si ce principe de lucrativité limitée empêche la spéculation sur le capital et les parts sociales, la notion de viabilité économique n’est pas pour autant absente. Il faut donc équilibrer son budget pour pouvoir rémunérer les salariés et les prestataires de façon juste ou réaliser les investissements nécessaires. Cela implique de trouver le juste prix de vente de ses biens ou services et de développer son positionnement sur le marché en ce sens. Pour leur part, les associations et fondations n’ont pas de bénéfices, mais des excédents entièrement dédiés à l’objet social et ne rentrent pas dans les définitions de lucrativité limitée ou pas. Alors que lors de la vente des entreprises de l’ESS, les parts de la vente reviendront à ceux qui les ont créées contrairement au secteur non lucratif.
Bénéficier du statut de l’ESS nécessite d’avoir un agrément d’entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS). Beaucoup d’entreprises ont demandé le statut ESUS, qui ouvre un certain nombre de possibilités comme une relation avec l’État, l’accès à des financements spécifiques, le soutien de collectivités locales, l’éligibilité au DLA, le recours aux services civiques…
L’introduction de l’utilité sociale est une appellation nouvelle. C’est une façon d’inclure la notion de lucrativité limitée que certains voudraient alors étendre aux associations et fondations. Cela a aussi créé de la confusion et a amené un certain nombre de ces ESUS à essayer d’accéder au financement par la collecte de dons ce qui n’est pas conforme à la loi et qu’il faut totalement proscrire.
On ne peut que se féliciter que la commission européenne veuille traiter la question de l’ESS et avancer sur les concepts de lucrativité et lucrativité limitée ce qui fixera un cadre commun pour tous les pays de notre espace. Par son activité, le secteur des associations et fondations fait partie d’un système économique, mais il est spécifique en ce qu’il est non lucratif et désintéressé. Il est donc nécessaire de reconnaître au niveau européen que cette économie non lucrative et désintéressée, en fait non marchande, existe, de la définir et de la prendre en compte dans la construction des régulations économiques.
Il est indéniable que nombre d’entreprises de l’ESS ont apporté par leurs innovations, par leur flexibilité et leur capacité à répondre à des besoins beaucoup de valeur positive. Elles ne sont pas les seules : dans beaucoup de domaines, il en est de même pour les associations et fondations. Mais, au-delà de la finalité sociale, et pas toujours solidaire de l’ESS, il faut avoir à l’esprit que l’on parle bien d’entités économiques comme le sont aussi les mutuelles et les coopératives.
Les spécificités du secteur non lucratif aussi appelé non marchand
Entrer dans ce champ de la lucrativité limitée par le biais l’activité économique gomme les spécificités du secteur non lucratif comme, par exemple, permettre :
- L’engagement d’hommes et de femmes bénévoles ou salariés de façon désintéressée sur de nombreux projets tant internationaux, nationaux que très locaux
- Des modes de décisions collectives
- Des actions sur des populations laissées en marge de la société pour des raisons économiques, sociales, médicales ou encore culturelles
- La participation à la vie démocratique du pays par les relations avec les récipiendaires, mais aussi avec les parties prenantes en créant du lien social et de la confiance dans l’avenir
- Des apports financiers issus du mécénat
- Des capacités d’innovation et de flexibilité pour faire face aux situations soit exceptionnelles soit non prises en charge par l’État.
Ainsi, l’entrée dans le champ du non lucratif risque d'entraîner un classement dans la lucrativité limitée en raison de ce qui serait identifié comme une activité économique et corollairement de se fondre dans un espace économique que le secteur ne maitrisera pas. Il sera alors soumis aux lois du marché et de la concurrence lui faisant perdre le statut d’organisation à but non lucratif.
La bataille du non lucratif
Ce moment de consultation doit permettre de revendiquer le caractère non lucratif des associations et des fonds et fondations, permettant ainsi de clarifier un périmètre qui s’est obscurci depuis quelques années. En fixant des limites claires et bien définies, il sera plus simple de mieux travailler sur les relations avec le secteur lucratif, d’envisager les conditions d’activités économiques qui pourraient être nécessaires et dont les contours resteraient à définir.
Ce débat est devenu complexe, car chacun cherche à bénéficier des avantages du secteur voisin pour faciliter son développement. On ne peut qu’appeler à plus de rigueur dans les avantages donnés à tel ou tel dispositif par des dispositions apparaissant sans raison rationnelle et arrêter de créer de la confusion par facilité ou par peur de déplaire à des acteurs influents.
Garder le secteur non lucratif hors du champ de la lucrativité, même limitée, est partagée par le Mouvement Associatif et le Centre français des fonds et fondations. C’est aussi la position du HCVA qui plaide pour que la richesse des modèles économiques pluriels soit respectée afin de laisser la place à l’initiative citoyenne et permettre la mise en œuvre de l’intérêt général par divers organismes et types d’organisation. Le HCVA ne conteste pas le modèle économique des entrepreneurs sociaux, mais cette évolution récente ne doit pas se faire au détriment du modèle associatif et des fondations. France générosité, qui représente les organisations collectrices de dons, est aussi sur cette position.
Comment monter la cohésion du secteur ?
Les spécificités des acteurs du monde non lucratif, aussi appelé non marchand, pourraient apparaître dans une plateforme commune qui ferait état de tout ce qui le caractérise. Elle montrerait que les associations, fonds et fondations œuvrent dans le même esprit, avec des valeurs et des caractéristiques communes. Cela donnerait une meilleure compréhension du rôle de ces organisations dans l’espace public et plus de force dans les discussions avec l’État.