La loi ESS a 10 ans : comment la réévaluer, avec qui et pourquoi ?
Dix ans après l'adoption de la loi sur l'Économie Sociale et Solidaire (ESS) en 2014, les défis persistent pour surmonter les barrières qui limitent le plein essor de ce secteur. Alors qu'un processus de révision législative est entamé, offrant ainsi l'opportunité d'améliorer le cadre juridique, quelles sont les revendications et aspirations pour l'avenir de l'ESS ?
La loi 2014 sur l’ESS, qu’est-ce que c’est ?
La loi-cadre promulguée le 31 juillet 2014 (loi dite Hamon) a formalisé une reconnaissance institutionnelle indispensable au développement de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS).
Elle vient définir juridiquement ce qu’est l’ESS : « un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé » et qui respecte les trois conditions suivantes :
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Un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices,
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Une gouvernance démocratique prévoyant la participation des parties prenantes aux réalisations de l’entreprise,
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Une gestion ayant pour objectif principal le maintien ou le développement de l’activité de l’entreprise.
Depuis la loi Hamon de 2014, appartiennent à l’ESS plusieurs types d'organisation : les coopératives, les mutuelles, les associations, les fondations, ainsi que les sociétés commerciales.
Ces organisations doivent répondre à plusieurs critères, à savoir une recherche d’utilité sociale, une gouvernance démocratique, un réinvestissement des bénéfices et des réserves impartageables, comme c’est le cas chez ETIC et les structures travaillant dans nos tiers-lieux responsables.
La loi a favorisé, à n’en pas douter, une meilleure organisation de l'écosystème à l'échelle nationale et régionale en reconnaissant les organisations représentatives de l’ESS et en créant des instances de dialogue pour la co-construction des politiques publiques de l'ESS avec l'État et les collectivités territoriales. Mais quel bilan dresser après 10 ans ?
10 ans après la loi ESS : l’heure du bilan
Le Conseil supérieur de l’Économie Sociale et Solidaire s’est prêté à l’exercice en rendant un avis détaillé en juillet 2023. Il en ressort une satisfaction globale des acteurs et actrices de l’ESS à l’égard de cette loi et une progression de la notoriété de l’ESS.
Cependant, en observant les discussions animées en interne et le manque de consensus parmi les acteur∙rices de l'ESS concernant l'article 1 de la loi, il est légitime de se demander si le niveau de satisfaction globalement exprimé reflète véritablement l'opinion de l'ensemble des parties prenantes, qu'il s'agisse des citoyen∙nes, des dirigeant∙es de l'ESS, etc.
L'avis indique également que l’objectif de changement d’échelle de l’ESS affiché en 2014 n’a pas encore été atteint « faute de politiques publiques volontaristes et de moyens à la hauteur d’une telle ambition ».
La loi est une étape certes importante, mais insuffisante compte tenu de l’exigence de transparence et de moyens que demandent les acteurs et actrices économiques et les citoyen∙nes.
C’est pourquoi le Mouvess (Mouvement des entrepreneurs sociaux) porte depuis quelques mois un projet de réévaluation de la loi Hamon et a lancé une grande consultation pour recueillir l’avis des citoyen∙nes sur l’ESS de demain.
Un des problèmes de la loi ESS de 2014 : le statut ne fait pas la vertu
De toute évidence, l’ESS souffre d’un manque de lisibilité et de reconnaissance lié essentiellement à sa définition, telle qu’elle est portée par la loi de 2014.
Dans le cadre de la législation actuelle, le simple fait d'être une association, une coopérative, une mutuelle ou une fondation suffit à qualifier une entreprise comme appartenant à l’ESS, indépendamment de son impact social ou environnemental réel, ou de ses pratiques de partage de richesse internes.
Bien que l'ESS regorge de structures innovantes et d’acteurs et actrices de la solidarité, tels que la Croix Rouge, APF France Handicap et Emmaüs, elle comprend également des organisations dont les activités et les modèles économiques sont loin de répondre à une utilité́ sociale ou environnementale.
Un constat particulièrement frappant est que l'ESS regroupe aujourd’hui 100% de la production de tabac en France. Tous les tabaculteurs français sont en effet regroupés en 7 coopératives et donc membres de l’Économie Sociale et Solidaire dans sa définition légale actuelle.
On trouve aussi au sein de l’ESS, les 50 entreprises françaises les plus émettrices de CO2, ou encore, un réseau coopératif de plus de 130 armureries !
Enfin, interrogeons-nous sur la notion de justice sociale. Dans certaines coopératives ou mutuelles le niveau de rémunération des dirigeant∙es n’a rien à envier aux entreprises les plus capitalistiques. Une entreprise peut-elle se prétendre sociale et solidaire alors même que les écarts de salaire en son sein sont excessifs ?
Des obstacles qui empêchent le changement d’échelle de l’ESS
Malgré une décennie de progrès, le secteur fait face à des défis majeurs qui freinent son développement à grande échelle et son impact.
Les oublié∙es de l’économie
La place de l'Économie Sociale et Solidaire au sein du ministère de l'Économie et des Finances reste fragile. Les multiples changements de rattachement ministériel, de Bercy à Matignon, nuisent à sa reconnaissance et à son intégration dans les politiques économiques nationales. La disparition récente de l'intitulé ministériel dédié à l'ESS souligne cette problématique, créant une invisibilisation de fait du secteur et témoignant du manque de considération politique.
Le manque de moyens financiers
La Loi ESS de 2014 portait une ambition très forte pour les Chambres Régionales de l’Économie Sociale et Solidaire (CRESS), dont le rôle est de favoriser le développement de l’ESS sur le plan local. Cependant, un rapport d’ESS France datant de février 2023 rapporte un manque de financement des missions légales des CRESS.
De même les financeur∙euses public∙ques comme privé∙es ont quelques réticences puisque dans l’ESS, la performance économique est un moyen d’atteindre un objectif social, et non une finalité. Le besoin de financement requiert donc un ajustement de l’offre car les structures de l’ESS ne rentrent pas dans les schémas habituels d’analyse des financeur∙euses.
Par ailleurs, la recherche-développement, indispensable pour que les organisations de l’ESS continuent de produire de l’innovation, n’est aujourd’hui pas financée. D'une part, la majorité des entreprises de l'ESS ne bénéficient pas du crédit impôt recherche (CIR) car elles ne sont pas assujetties à l'impôt sur les sociétés. D'autre part, ce dispositif laisse souvent dans l'ombre les structures axées sur l'innovation sociale ou environnementale, éclipsées par les entreprises de la tech et de la « start-up nation » qui ne portent pas forcément d’engagement pour le bien commun.
Et finalement, le peu de financement qu’il reste est alloué aux grandes structures de l’ESS qui ne portent aucun engagement à respecter le partage de la richesse et à œuvrer pour l'intérêt général.
Des scandales qui démotivent les parties prenantes
Il suffit aujourd’hui de disposer du statut d’association, de coopérative, de fondation ou de mutuelle pour se réclamer de l’ESS. Cela est insuffisant et nuit à la crédibilité de cette économie.
Pendant que de nombreuses structures se mobilisent réellement pour un monde plus juste et plus durable comme La Nef banque éthique, FINACOOP ou Recyclea, des scandales éclatent et ternissent l’image de l’ESS.
Nous pouvons mentionner le scandale de la coopérative Alliance Forêts Bois qui rase des forêts illégalement ou le scandale de la coopérative Triskalia et ses intoxications aux pesticides. Notons aussi que le Crédit Agricole, une banque de l’Économie Sociale et Solidaire, par son simple statut coopératif a été conseiller financier de TotalEnergies pour son mégaprojet gazier en Papouasie-Nouvelle Guinée, émetteur sur la durée de 220 millions de tonnes de CO2.
Cela participe à une perte de confiance et décourage le grand public tout comme les salarié∙es de l’ESS ou les potentiel∙les financeur∙euses d’adhérer à cette économie qui offre pourtant des réponses concrètes pour concilier performance, gouvernance démocratique et utilité collective.
Les perspectives pour renforcer l’ESS : mobilisation pour une réévaluation de la loi
Face aux défis actuels, il est crucial d'explorer les perspectives et les stratégies pour renforcer et revoir la loi ESS de 2014. Quelles mesures peuvent être mises en place pour assurer une croissance durable et significative du secteur ?
Un an pour encourager les député∙es à remanier la loi ESS
À l’approche des 10 ans de la loi ESS, de nombreux∙ses acteur∙rices de l’écosystème demandent une évaluation de la loi.
Cette révision est nécessaire pour assurer une communication forte et sans réserve auprès du grand public sur l'ESS tout en revendiquant des avantages significatifs auprès des autorités publiques.
Le Mouvess demande aux député∙es d’engager une réforme de la loi du 31 juillet 2014 à travers une lettre ouverte aux parlementaires rédigée en septembre 2023. Une définition plus précise de l’ESS est demandée, avec une exigence renforcée sur l’impact social et environnemental et les écarts de rémunération.
Une exigence d’exemplarité avant tout
La réforme de la loi ESS requiert une cohérence et une rigueur soulignant l'indispensable corrélation entre la justice écologique et la justice sociale.
Puisque l’ESS se positionne comme un moteur de progrès social et écologique, pourquoi ne pas obliger toutes ces entités à se fixer des objectifs sociaux et environnementaux, quel que soit leur statut ?
De la même manière, étant donné que l'ESS se présente comme une actrice de réduction des inégalités sociales, le partage de la richesse à l’intérieur des organisations pourrait également être traité dans l’article 1. Actuellement aucune limitation des rémunérations n’est prévue pour les entreprises de l’ESS dans cet article. Il est abordé dans l’article 11, mais pour ne s’appliquer qu’aux organisations revendiquant l’agrément ESUS qui limite les rémunérations à dix Smic pour la plus haute et à 7 Smic pour la moyenne des 5 plus hautes.
Cette exigence d’exemplarité semble déjà se dégager sur le premier échantillon de résultats de la grande consultation citoyenne du Mouvess.
Comment se faire entendre pour réévaluer la loi ESS 2014 ?
Les acteurs et actrices de l’ESS doivent s’interroger et se saisir de l’opportunité de porter les ambitions d’une économie plus sociale, plus juste et plus solidaire.
Cet article présente une vision et une direction pour l'avenir de l'ESS, une vision que nous portons chez ETIC en alignement avec le Mouvess.
Bien entendu, chacun∙e est libre d'adhérer ou non à cette vision. L'objectif principal à travers cet article est de montrer aux parties prenantes de l'ESS l'importance de leur voix et leur capacité à influencer le changement.
Alors comment faire pour se mobiliser ?
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Il reste encore quelques semaines pour répondre à la consultation citoyenne du Mouvess
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Il est possible de se rapprocher de la Chambre Régionale de l'Economie Sociale et Solidaire de sa région
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Un autre moyen est de s’adresser à votre député∙e
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Enfin, pourquoi ne pas profiter du changement de présidence d’ESS France pour aller interpeller son nouveau président Benoît Hamon ?
Faire de l’ESS la norme pour un avenir plus durable et désirable
L'Économie Sociale et Solidaire représente bien plus qu'une simple alternative : c'est une véritable réponse aux défis urgents posés par les objectifs du développement durable (ODD) des Nations Unies.
Mais pour que cette réponse puisse réellement transformer notre société, nous avons besoin d'une action concrète.
La révision de la loi ESS de 2014 est une opportunité de consolider l'ESS en tant que pilier central de l'intérêt général, ouvrant ainsi la voie à des avantages tangibles pour les organisations du secteur. À commencer par une définition plus précise de ce qu’est l’ESS ou non, avec une exigence plus sévère sur la question d’impact social et environnemental.
Imaginez un monde où l'ESS ne serait pas seulement une option, mais la norme - un monde où chaque entreprise s'engage à contribuer au bien-être social et environnemental.
C'est un monde auquel nous pouvons aspirer, mais cela nécessite notre engagement et notre détermination.
Rejoignez-nous dans cette mobilisation pour faire de l'ESS la force motrice de l'économie de demain ! Nous posterons bientôt un article portant spécialement sur les positions d’ETIC vis à vis de cette loi ESS, rendez-vous sur notre site ou inscrivez-vous à notre newsletter Foncièrement Responsable pour ne pas le manquer.