Entrepreneuriat social : s'inspirer de la Silicon Valley pour changer le monde
Ambition, puissance du récit, dynamisme de l'écosystème : les entrepreneurs sociaux français devraient s'inspirer des atouts de la Silicon Valley et de ses fleurons de la tech pour maximiser leur impact social.
San Francisco, la Silicon Valley, la Californie… Peu de territoires exercent un tel pouvoir de fascination et il est tentant d’imaginer que l’innovation sociale y est aussi dynamique que l’innovation technologique. En réalité, San Francisco est frappée par des inégalités indécentes, les classes moyennes ont quitté la ville, les plus modestes dorment dans leurs voitures, le nombre de sans-abris explose… La puissance publique fait de son mieux tandis que les entrepreneurs sociaux avancent en ordre très dispersé.
À l’inverse, en quelques décennies, les entreprises de la région ont façonné le monde, conquis les premières places de l’économie mondiale, et relégué nombre de multinationales au rang de dinosaures. C’est donc plutôt à cette source que les acteurs de l’économie sociale et solidaire pourraient puiser leur inspiration pour changer d’échelle, comme ils ont su s’approprier les outils de la finance pour les mettre au service de l’impact social.
Mobilisant depuis 25 ans mon énergie au service de l’utilité sociale, partageant aujourd’hui mon temps entre Paris et San Francisco, d’où j’accompagne entrepreneurs sociaux et associations dans leur stratégie de transformation et de développement, j’identifie trois premiers atouts à portée de main de l’ESS.
L'ambition pour changer le monde
Le premier, c’est « l’ambition ». Les acteurs de la Silicon Valley ont une approche somme toute assez pragmatique : le marché est mondial ou n’est pas. L’objectif est de créer un monopole coûte que coûte. L’ambition d’entrer en Bourse et de devenir milliardaire au passage (ce qui se prononce ici : « make the world a better place »)… Force est de constater que cela marche : San Francisco est la troisième ville au monde qui compte le plus de milliardaires, soit un pour 11 612 habitants !
Cet état d’esprit force à voir grand et à privilégier les approches systémiques. En tant qu’entrepreneurs sociaux, nous devons moins douter : nous portons un projet de société viable, pérenne, désirable. Nous prouvons chaque jour que nos entreprises sont plus résilientes, créent plus de valeur que les entreprises ordinaires, qu’elles attirent de plus en plus de talents et répondent effectivement aux aspirations du plus grand nombre. Faisons preuve d’ambition nous aussi, affirmons que nos entreprises sont politiques, revendiquons fièrement notre volonté de renverser le modèle économique dominant ! À quoi cela sert-il de monter des entreprises à impact, si ce n’est pour changer le monde ?
Un récit pour porter sa vision
L’ambition étant posée, encore faut-il convaincre. C’est ici qu’intervient la puissance de la narration, deuxième atout maître de la Silicon Valley. La tech est portée par un récit qui l’élève au rang de quasi-religion. Elle a ses dieux (Steve Job en tête), ses prophètes (Mark Zuckerberg, Marc Benioff…), ses mythes fondateurs, ses traîtres et ses rites.
Cette capacité à imposer une vision ne vient pas de nulle part. Dès le plus jeune âge, les élèves sont encouragés à prendre la parole en public. Tous les matins, nombre d’écoles publiques de San Francisco s’ouvrent par un morning speech auquel chaque élève peut participer. Il faut voir ces enfants, âgés de six à dix ans, le micro fermement calé sur le menton, s’exprimer devant plusieurs centaines de camarades, partager un texte, un poème, une chanson qu’ils ont rédigés, seuls, de leur propre initiative et qu’ils expriment ici sans relecture préalable d’un adulte, sans censure et sans jugement. Pas de doute, cela apprend la prise de parole en public autant que la confiance en soi.
De la même manière, la moindre entreprise, le moindre café, affiche clairement et fièrement sa « plate-forme de marque » (mission statement). Dans l’hôpital pour enfants dernier cri, financé par le patron de Salesforce, elle est affichée en permanence à côté des moniteurs de contrôle. Chaque employé, chaque client, est capable de raconter l’histoire de sa marque préférée, précisément parce qu’elle lui raconte une histoire.
Individuellement comme collectivement, les acteurs de l’ESS et de l’entrepreneuriat social doivent cesser de voir la communication comme un mal nécessaire. Nous devons nous saisir du pouvoir de raconter, d’émouvoir, d’émerveiller. Nous devons nous donner les moyens de faire savoir, bien plus haut, bien plus fort, que nous faisons vivre au quotidien une alternative à la fois viable et désirable. De plus en plus de personnes — y compris chez les jeunes Américains — estiment que les entreprises de la tech créent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. À nous de démontrer, qu’à l’inverse, face à chaque défi contemporain se dresse un· e entrepreuneur·e social·e.
Individuellement comme collectivement, les acteurs de l’ESS et de l’entrepreneuriat social doivent cesser de voir la communication comme un mal nécessaire.
des écosystèmes créateurs de valeur
Enfin — et c’est l’atout ultime de la Silicon Valley — elle a su bâtir un écosystème hors du commun. D’après Dominique Piotet, le représentant de Fabernovel à San Francisco, on y dénombre 34 000 entreprises dédiées à la tech (contre 6 900 à Tel Aviv, 5 400 à Londres et 3 200 à Paris). On y dénombre surtout 1 500 fonds d’investissement, soit 40 % des fonds américains et 20 % des montants investis dans le monde entier… sur un territoire pas plus grand que l’Ariège.
Tendus vers un but commun (les fameuses IPOs, introductions en Bourse qui transforment en quelques heures les investisseurs et les salariés de la première heure en milliardaires), les acteurs de la région ont noué des relations intimes. Des chercheurs aux investisseurs, en passant par les entrepreneurs, tout converge pour favoriser la fluidité des échanges et le développement du business (pour le dire en bon français). La Silicon Valley n’est pas un territoire, c’est un écosystème.
Cette relation particulière se retrouve bien évidemment dans les liens que nouent les entrepreneurs sociaux californiens et leurs financeurs (fondations, mécènes, venture philantropists…). Culture locale oblige, les mécènes appliquent les méthodes des fonds d’investissement au service de l’impact social. Ils financent ainsi sans sourciller les salaires et les frais de fonctionnement, s’intéressent peu aux rapports de gestion, mettent toute leur énergie, leur influence et leurs réseaux au service du projet. Ils revendiquent en revanche d’être intraitables sur l’impact social et sur la capacité à apporter des changements systémiques. Leur conseil aux entrepreneurs sociaux pour réussir : ne pas avoir peur de l’échec, recruter les meilleurs, faire la preuve de son concept, lever beaucoup de fonds, agir, mesurer son impact… Recommencer.
Si loin, si proche, la France bénéficie d’un écosystème de l’impact que nos partenaires américains nous envient. Fruit d’un travail patient de nombreux acteurs, l’économie sociale et solidaire connaît en effet un dynamisme sans précédent et une structuration que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Cet atout précieux, que nous partageons avec les acteurs de la Silicon Valley, est sans doute le plus difficile à acquérir. Nous devons l’entretenir, le développer et le faire connaître, humblement mais résolument. Les pieds fermement ancrés dans nos territoires, nous devons relever la tête et penser à dialoguer avec le monde.
Grégoire Lechat