Attaque contre l’agrément de Canopée : la protection de la forêt en France est-elle taboue ?
L’agrément de l’association Canopée-Forêts vivantes, qui milite pour la protection des forêts, a été attaqué cet été par treize organisations de la filière bois dont l’interprofession France Bois Forêt. Une démarche inédite de la part du secteur, qui met en lumière des difficultés à échanger, malgré des questions écologiques importantes.
Canopée est une des rares associations en France à être spécialisée dans la protection de la forêt. Depuis l’obtention de son agrément par le ministère de la Transition écologique, en décembre 2023, elle a pu introduire une action en justice en février 2024 pour exiger que les schémas régionaux de gestion sylvicole intègrent des critères robustes sur la biodiversité ou l’atténuation du changement climatique.
Le sésame, délivré de manière implicite par le ministère de la Transition écologique, lui permet également d’être intégrée dans les espaces de discussions réunissant les entreprises du bois et les pouvoirs publics.
Pourtant, depuis son obtention, l’association n’a rejoint aucun espace d’échange, confie son chargé de campagne pour les forêts françaises Bruno Doucet. « Le gouvernement et les entreprises ne veulent pas que nous participions », affirme-t-il.
Plus important encore, son agrément a fait l’objet cet été d’une contestation par l’interprofession France Bois Forêt rejointe par douze autres organisations représentant les propriétaires, les entrepreneurs, les coopératives, l’industrie du carton, les pépiniéristes ou encore les communes forestières. Les requérants invoquent devant le tribunal administratif de Paris un manque de représentativité de l’association dont ils contestent le nombre d’adhérents. La requête pointe également les moyens d’action de Canopée, qu’ils qualifient « d’initiatives coups de poing » et de campagnes « calomnieuses » ou « de harcèlement ».
En France, un combat de Canopée contre les coupes rases
Créée en 2018 par l’ingénieur forestier Sylvain Angerand, Canopée essaie de faire évoluer les lois qui encadrent la gestion forestière. Après avoir milité pour l’exclusion de l’huile de palme des biocarburants et pour la traçabilité du soja importé, ses combats en France se portent essentiellement contre les coupes rases, qui consistent à abattre la totalité des arbres d’une parcelle, et pour des politiques de vieillissement des forêts.
« Nous travaillons avec des forestiers qui pratiquent la sylviculture mélangée à couvert continu », explique Bruno Doucet. La méthode, qui regroupe un panel de techniques aux noms divers, consiste à effectuer des coupes de bois légères et réparties de manière à sauvegarder le couvert forestier et sa biodiversité. « C’est plus rentable sur le long terme et surtout ça ne détruit pas la dynamique de la forêt qui conserve ses animaux et ses champignons », argumente le chargé de campagne.
Pour interpeller, l’association mène des opérations de communication sur les réseaux sociaux et des actions de désobéissance civile non-violentes.
Parmi ses actions marquantes, Canopée a par exemple fait venir plus de 500 personnes sur une parcelle privée dans le Morvan, pour dénoncer la coupe rase dont cette parcelle avait fait l’objet, en dessinant un « stop » vu du ciel. L’association n’hésite pas non plus à nommer les responsables d’entreprises dans les enquêtes qu’elle publie, ce qui lui a déjà valu des attaques en justice, sans pour l’instant avoir été condamnée.
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Des relations tendues avec les grands acteurs de la forêt
En effet, son combat ne plaît pas à certains acteurs du bois français, estime Canopée. « Cela fait des années que nous sommes en conflit », reconnaît Bruno Doucet. Parmi les requérants contre son agrément, se trouve notamment la plus grande coopérative forestière française Alliance Forêts Bois au sujet de laquelle Canopée a lancé une campagne en février 2024. Le but était de la pousser à changer ses pratiques et de réduire son influence auprès du gouvernement.
Mais les requérants incluent également des acteurs avec lesquels l’association n’entretient pas de différends particuliers, comme la Fédération nationale des communes forestières ou l’association interprofessionnelle France Bois Forêt qui a introduit le recours et dont le rôle est de défendre les intérêts de la filière de la forêt et du bois.
Ils nous attaquent comme si nous nuisions à toute la filière. Pourtant, de nombreux acteurs pourraient être d’accord avec nous.
« Ils nous attaquent comme si nous nuisions à toute la filière. Pourtant, de nombreux acteurs pourraient être d’accord avec nous à l’exception des grandes coopératives qui ont construit leurs modèles sur la coupe rase et la plantation », soutient Bruno Doucet. Le chargé de campagne assure que l’association compte néanmoins certains alliés dans le secteur dont la fédération de forestiers publics et privés Pro Silva et le syndicat affilié à Solidaires Snupfen.
Contactée, France Bois Forêt énonce simplement des arguments juridiques pour expliquer sa plainte. « Selon notre analyse, Canopée ne vérifie pas plusieurs des conditions cumulatives d’octroi de l’agrément fixées par l’article R. 141-2 du code de l’environnement. L’agrément d’une association par l’État est un processus qui confère à celle-ci un rôle prééminent dans la participation au débat public. Indépendamment des positions exprimées par une telle association, il est fondamental, dans un État de droit, que les règles qui concourent à la délivrance de cet agrément soient toutes respectées », met en avant l’interprofession nationale de la filière forêt-bois.
Un précédent différend en 2023
Pour Bruno Doucet, l’alliance des requérants contre l’agrément de Canopée s’explique avant tout par une solidarité traditionnelle entre les anciens acteurs de la forêt et par un rejet des méthodes employées par l’association qui veut rendre la question de la protection des forêts, à 75 % privées en France, visible dans l’espace public.
En octobre 2023, l’Union des coopératives forestières françaises (UCCF), une fédération de 17 coopératives, avait notamment dénoncé dans un communiqué de presse, des « messages, diffusés pour faire du buzz », qui « créent et alimentent de fausses peurs qui engendrent chez certains, notamment les jeunes, un sentiment de haine et de volonté de vengeance ».
Ce message faisait suite à des menaces de mort proférées à l’encontre d’un salarié d’Alliance Forêts Bois proférées par un visiteur d’un salon dédié à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), en présence de membres de Canopée réalisant alors une action de sensibilisation.
« Cette agression s’inscrit dans un contexte global d’une montée en puissance de la violence depuis plusieurs années envers les forestiers », estimait alors l’UCCF.
« Ce visiteur ne faisait pas partie de notre équipe, et ne portait aucun t-shirt, ni ne distribuait aucun tract de l’association. Nous avons constaté cela conjointement avec le salarié d’Alliance Forêts Bois, et lui avons assuré notre soutien aussi bien oralement lors de l’incident que par écrit au cours de la soirée. Dès lors, laisser entendre que ce visiteur puisse être un militant de notre organisation est diffamatoire », s’était défendue Canopée dans un communiqué, rejetant tout lien avec les injures, les actes de vandalisme et les menaces de mort envers les acteurs de la filière forêt-bois et annonçant porter plainte pour diffamation.
Un dialogue difficile à trouver malgré des enjeux majeurs
Concernant le recours déposé cet été, France Bois Forêt assure qu’il est « dirigé contre l’octroi de l’agrément à Canopée par le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires lui-même, et non contre l’usage de l’agrément que ferait Canopée ».
Ces différends juridiques soulèvent néanmoins la difficulté à trouver un dialogue entre les acteurs de la filière forêt-bois et les associations de protection de l’environnement ou la société civile.
« Il y a un manque de maturité démocratique de la filière bois, et une incapacité de l’État à institutionnaliser des instances de dialogue », résume sur ce sujet Arnaud Sergent, chercheur en science politique sur les forêts à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), dans les colonnes du Monde.
Le différend sur l’agrément octroyé à Canopée peut être également vu comme le reflet de divergences de vision entre le ministère de l’Agriculture, officiellement chargé des forêts, et celui de la Transition écologique, chargé de la biodiversité.
Pourtant, les enjeux derrière la protection de la forêt sont immenses et liés à des problèmes écologiques plus larges. « Ce que l’on dénonce, ce sont des problèmes climatiques graves et la disparition de puits de carbone », appuie Bruno Doucet, qui demande une ouverture du dialogue entre les ONG et les acteurs de la filière forêt-bois.
D’un point de vue européen, la protection de la forêt connaît des revers récents. La proposition de la Commission européenne de retarder d’un an l’entrée en vigueur de la législation anti-déforestation de l’Union européenne a notamment été validée le 16 octobre dernier par le Conseil de l’Union européenne.
Quelques jours plus tard, un rapport d’une vingtaine d’organisations environnementales et d’organismes de recherche révélait que la déforestation s’était accentuée de 4 % en 2022 faisant perdre à la planète 6,6 millions d’hectares de forêt.
En France, les associations, comme Canopée ou Greenpeace, dénoncent surtout une « malforestation » accélérée par la monoculture de résineux, en particulier de pins Douglas, qui contribue à une perte de biodiversité et à rendre les écosystèmes moins durables face aux aléas climatiques.
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Élisabeth Crépin-Leblond