Racisme : « il faut que les entreprises arrêtent de fermer les yeux » face à l’ampleur du problème
Recrutement, salaire, harcèlement discriminatoire... le racisme en entreprise prend des formes multiples. Pourtant, elles sont peu nombreuses à agir sur la question. Quand elle le font, c'est souvent de façon marginale.
Malgré son diplôme de master en management et stratégie du développement durable, et ses cinq ans d’expérience professionnelle en sortie d’études, Yanis (*) n’a presque jamais pu obtenir d’entretien d’embauche sur la base de candidatures. « Je n’ai aucune preuve pour dire que c’était lié à mon nom et ce n’est pas lié qu’à ça, mais ça joue forcément », constate-t-il. « Beaucoup de personnes qui travaillaient dans le domaine étaient issus de grandes écoles, de la bourgeoisie ou blancs. Dans le secteur de “l’impact”, j’étais un peu solo, peu de gens me ressemblaient », raconte-t-il. Il travaille désormais sous le statut d’indépendant. « Je n’ai pas les mêmes rapports avec les gens. La question de qui je suis n’est plus trop un sujet », indique-t-il.
Cynthia Augustin, elle, est diplômée de deux masters différents, l’un en tant que formatrice de français, l’autre en tant que manager en ressources humaines. « À la suite de ce master, j’ai cherché du travail pendant un an et demi. Je n’ai jamais trouvé. J’ai découvert que je cumulais : je suis d’origine antillaise et en situation de handicap », témoigne-t-elle. « Il n’y a pas beaucoup de managers RH racisés », observe celle qui s’oriente également vers une activité d’indépendante.
Dans le secteur de “l’impact”, j’étais un peu solo, peu de gens me ressemblaient. »
Yanis (*), travailleur indépendant.
Des remarques déplacées fréquentes
Dans les postes qu’ils ont occupés au cours de leur carrière, Yanis et Cynthia Augustin racontent le racisme ordinaire de leurs collègues. « On me demande toujours d’où je viens, on insiste pour connaître mon origine, parce que je suis noire. Je réponds toujours que je viens de Paris, je suis née dans le 14e arrondissement ! », déclare-t-elle. « Si tu mets un peu de temps à comprendre, on te dit que tu es à l’heure antillaise, par exemple. Les gens sont très à l’aise avec ce genre de réflexion, ce genre “d’humour”. Et il y a une sorte d’injonction à l’autodérision. Ce n’est pas explicite dans le recrutement, mais dans les entreprises, les gens se lâchent », raconte-t-elle.
« Je ne bois pas d’alcool : ce n’est jamais un non-problème. Comme je m’appelle Yanis, on se rend compte que je ne suis potentiellement pas Français et à priori musulman. On m’interroge systématiquement sur mon identité, avec une hostilité plus ou moins importante », abonde Yanis.
Dans les entreprises, les gens se lâchent.
Cynthia Augustin, formatrice RH et consultante diversité et inclusion
Des discriminations multidimensionnelles
L’origine géographique ou la nationalité constituent le principal motif de discrimination déclaré par les adultes de 18 à 59 ans disant avoir subi des discriminations, selon la dernière édition de l’enquête Trajectoires et origines de l’Institut national des études démographiques (Ined). Il est cité dans 30 % des cas. La couleur de peau est le troisième motif le plus cité, dans 18 % des cas. En 2024, près de la moitié des réclamations relatives à des discriminations fondées sur l’origine reçues par le Défenseur des droits portent sur des faits qui se sont déroulés dans l’emploi, indique l’institution.
« À qualité comparable, les candidatures dont l’identité suggère une origine maghrébine ont 31,5 % de chances de moins d’être contactées par les recruteurs », peut-on lire dans une enquête datant de 2021 de la Dares, la direction du ministère du Travail en charge des études et des statistiques.
« À caractéristiques équivalentes », un homme dont un ou deux des parents est né en Afrique subsaharienne gagne 407 euros net de moins chaque mois qu’un homme dont les parents sont nés en France métropolitaine, constatent les chercheurs Mathieu Ichou et Ugo Paletha, qui ont publié une étude sur le sujet, sur le site de l’Observatoire des inégalités. L’écart s’élève à 186 euros pour un homme dont un ou deux des parents est né au Maghreb, et à 328 euros pour un homme dont un ou deux des parents sont nés dans les départements ou territoires d’outre-mer.
Faire face à ses responsabilités
Les discriminations en entreprises constituent « le pain quotidien de toute personne qui échappe à la norme. Dans le contexte français, la norme est blanche, valide, hétérosexuelle et non musulmane. L’entreprise n’échappe pas aux oppressions qui traversent la société », regrette Marie Dasylva, fondatrice de l'agence de coaching pour les personnes discriminées Nkaliworks. « Quand je travaillais dans le milieu de la mode, plus précisément dans la vente pour des marques de luxe, j’étais la seule femme noire à chaque fois que je rentrais dans une pièce. Il y avait des standards bien précis auxquels je n’ai pas pu correspondre : on devait toutes avoir le même rouge à lèvres indépendamment de notre carnation, par exemple », raconte-t-elle.
Elle se souvient de « microagressions » : une interdiction de travailler avec sa coupe afro, des interlocuteurs qui lui parlent d’abord en anglais quand elle arrive au siège ou qui remettent en cause ses compétences. « Ces petites choses accumulées ont fait que je n’ai pas continué ma carrière dans le milieu. Quand j’ai quitté mon dernier emploi, j’ai interrogé des gens autour de moi et je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule à vivre ce que je vivais », détaille-t-elle.
Aujourd’hui, elle coache des personnes racisées pour les aider à se « défendre » dans les situations d’agression. « Une personne qui dit qu’elle a été victime de racisme va être systématiquement silenciée. Peu de personnes blanches sont prêtes à réfléchir à leurs responsabilités », remarque-t-elle. « On est dans un pays où on répète à longueur de journée qu’on ne voit pas les couleurs ! C’est le déni qui intervient dans la société : c’est un sujet compliqué qui renvoie à l’histoire coloniale et aux répercussions qu’elle a aujourd’hui. »
Peu de personnes blanches sont prêtes à réfléchir à leurs responsabilités
Marie Dasylva, coach, fondatrice de l'agence Nkaliworks
Des actions « qui relèvent davantage de la politique de mécénat »
En effet, peu d’entreprises prennent la question du racisme à bras le corps. Les termes « racisme », « racial » et « minorités » étaient présents dans 280 accords de négociation collective concernant la non-discrimination et la diversité sur les 20 031 analysés par la chercheuse Manon Torres dans une enquête publiée par la Dares cette année. De plus, dans ces accords, le terme racisme « peut être utilisé de différentes manières : au détour d’une phrase qui précise que toutes les discriminations sont interdites, ou bien dans des sections qui évoquent plus précisément les inégalités ethno-raciales », peut-on lire dans l'étude.
Quand des mesures sont mises en œuvre, d’après Manon Torres, elles sont « minimales ». En matière de formation ou d’audit des processus de recrutement par exemple, elles concernent en général plusieurs types de discrimination, observe la sociologue. « Elles ne sont en rien spécifiques aux questions raciales, ce qui comporte un risque de ne pas les aborder », prévient-elle.
Les partenariats avec des associations « implantées dans les quartiers populaires », pour élargir les recrutements, constituent la seule mesure mise en place « spécifique aux minorités ethno-raciales », selon la chercheuse. Mais dans ce cas, « les personnes sont vues comme appartenant aux classes populaires et l’action se limite à l’étape de l’embauche », met-elle en avant.
« On ne dit jamais que ce sont des profils issus de minorités ethniques ou des descendants de l’immigration post-coloniale. On dit que ce sont des jeunes de banlieues ou des diplômés des universités de Seine-Saint-Denis, par exemple », note la chercheuse Laure Bereni, qui a étudié les politiques de diversité et d’inclusion des entreprises dans l'ouvrage Le management de la vertu (Presses de Sciences po, 2023). « Et ce sont des mesures extrêmement marginales, qui relèvent davantage de la politique de mécénat et qui intègrent des jeunes à des postes d’apprenti ou de stagiaire », observe-t-elle.
Le racisme banalisé
« Tout se passe comme si, une fois les personnes intégrées à l’entreprise, les inégalités étaient sous contrôle », écrit Manon Torres. Dans son enquête, la sociologue interroge aussi des responsables syndicaux et des ressources humaines issus d’entreprises disposant d’accord sur la diversité. « Il y a quelque chose de très paradoxal dans leur discours. À la fois, ils reconnaissent des choses, et en même temps, ils relativisent le phénomène, voire ils disent qu’il est complètement absent. Quelqu’un parle d’un propos qui lui a semblé problématique, tout en disant que “c’est très rare” », constate-t-elle. D’autres affirment que « s’il y a des personnes racisées dans l’entreprise, c’est qu’elle ne discrimine pas », pointe-t-elle encore. « Ces personnes qui sont dans une position de recruter ou d’aider des victimes, vont parfois rationaliser le fait qu’on ne fasse rien », explique la chercheuse.
« On va dire “s’il y a très peu de personnes issues des minorités dans les strates managériales, c’est lié au quartier, au diplôme”. On ne reconnaît pas l’existence des discriminations », abonde Laure Bereni. « À partir des années 2010, on a vraiment marginalisé la question des origines ethniques dans les politiques d’entreprises. Cette question est devenue taboue. Elle suscite beaucoup de réserves, aussi parce que le racisme est de plus en plus banalisé et légitimé, dans les médias, les paroles publiques, donc aussi dans les entreprises. Elles ont peur de créer des controverses », continue-t-elle. Leurs départements diversité et inclusion sont « peu dotés et agissent en priorité sur ce que la loi leur impose de faire », comme l’obligation d’embaucher des personnes en situation de handicap ou de s’assurer de la présence de femmes dans les instances dirigeantes.
En règle générale, la mise en œuvre d’action « dépend du bon vouloir des dirigeants ou des directeurs des ressources humaines », poursuit-elle. Et le contexte n’est pas propice à de tels engagements. « Il semblerait que la diversité ne soit plus si bonne pour le business, depuis que Donald Trump s’attaque à ces programmes. Les entreprises françaises redeviennent de plus en plus frileuses », estime Laure Bereni.
On va dire “s’il y a très peu de personnes issues des minorités dans les strates managériales, c’est lié au quartier, au diplôme”. On ne reconnaît pas l’existence des discriminations »
Laure Bereni, chercheuse, autrice de l'ouvrage Le management de la vertu
Un appel à des mesures radicales
Pour faire face à cette situation, la chercheuse insiste sur l’importance de mesurer les inégalités liées à l’origine ou les discriminations raciales pour « objectiver et dépassionner la question » dans les entreprises. En plus du déni, l’interdiction supposée de ces statistiques ethniques est l’autre justification utilisée par les responsables RH et syndicaux interrogés par Manon Torres pour expliquer l’inaction de leur société en matière de racisme. Or, il existe des moyens parfaitement légaux d’effectuer ces mesures, en interrogeant les personnes sur le lieu de naissance de leurs parents ou leur vécu potentiel de discrimination selon les critères reconnus par la loi et en anonymisant leurs réponses, par exemple. « Il faut que les entreprises arrêtent de fermer les yeux », soutient Manon Torres.
Cynthia Augustin et Yanis insistent tous les deux, entre autres, sur l’importance de la représentativité. « Les entreprises devraient mettre plus de personnes racisées à des postes de responsabilité », soutient la première. « La sensibilisation, c’est du maquillage, tant que les méthodes de recrutement ne changent pas », fait valoir le second.
« Toutes les entreprises dans lesquelles mes clients ont subi de la discrimination et du harcèlement signé des chartes d'engagement, sont soumises au droit du travail. Et au fil du temps, les chiffres ne changent pas. Il faut travailler sur l'application des lois. L'impact de la discrimination sur les personnes discriminées est terrible », assène Marie Dasylva. Tout en soulignant le caractère systémique du racisme, elle estime que « les entreprises peuvent être à même d’imposer un changement » en appliquant des « mesures radicales » . Elle vient de former une « centaine de collaborateurs » aux questions raciales dans une entreprise : une action utile. « C’est une organisation qui décide de faire évoluer sa culture et met l’antiracisme au cœur de ses préoccupations. C’est assez exceptionnel pour être souligné ; cela envoie un signal extrêmement fort à tous les salariés », commente-t-elle.
Célia Szymczak 
(*) Le prénom a été modifié.