Faut-il abandonner la RSE ?
Accusations de greenwashing, insuffisance des engagements par rapport aux enjeux, mauvaise définition des objectifs… La responsabilité sociétale des entreprises est critiquée à de nombreux égards. Des spécialistes du sujets effectuent des propositions pour aller plus loin.
Annonces portant sur le lancement d’un congé menstruel, d’une stratégie d’économie circulaire ou de réduction de la consommation en eau : les déclarations des entreprises relatives aux enjeux sociaux et environnementaux, regroupées par le terme « responsabilité sociétale des entreprises », se multiplient depuis des années. Sans forcément être suivies d’effet. Les objectifs climatiques des entreprises manquent de robustesse, les engagements sont insuffisants, selon un rapport de l’initiative Net Zero Tracker paru l’année dernière. Les discriminations au travail persistent.
« Il ne faut pas mettre trop d'espoir dans la RSE et être lucide sur le fait que seule, elle ne suffira pas », déclare Cédric Ringenbach, le cofondateur de l’association de sensibilisation La Fresque du climat et fondateur du cabinet Blue Choice. « Je fais le constat que c’est souvent de belles paroles », regrette-il, soulignant que la RSE dépend « dans un certain nombre d’entreprises de responsables de la communication ».
« La RSE classique ne suffira pas », abonde Éric Duverger, fondateur de la Convention des entreprises pour le climat, une association visant à transformer les entreprises pour les rendre compatibles avec le respect des limites planétaires. « Elle n’a jamais été à la hauteur des enjeux. Les cibles évoquées au cours des COP sont très loin d’être réalisées », poursuit-il, pointant des mesures dispersées sans cohérence d’ensemble et une RSE réduite à la limitation des effets négatifs de l’activité sans engagement renforcé.
Pallier les limites de la RSE
Stéphane Trébucq, professeur des universités en sciences de gestion et co-auteur avec Rémi Demersseman de Le Grand Livre de la RSE (Dunod, 2023), regrette pour sa part « une sorte d’amateurisme » autour de la RSE, estimant que les pouvoirs publics sont trop peu formés à la question et que les données recueillies sur l’impact des entreprises encore trop imprécises. Il appelle à davantage de coopération entre les milieux académiques et les professionnels de la RSE. « La notion de salaire décent était présente dans les milieux académiques depuis la fin des années 1990, illustre le chercheur, elle est seulement apparue dans les discours RSE des entreprises en 2024 avec Michelin ». L’entreprise a annoncé en avril dernier garantir un salaire décent à ses collaborateurs, une rémunération dépendant du lieu dans lequel ils vivent.
Les politiques RSE d’aujourd’hui sont assez ambitieuses quand elles sont bien appliquées. Or, elles ne le sont pas suffisamment »
Daniela Burla, directrice développement durable du groupe d’ingénierie Setec et membre du conseil d’administration du Collège des directeurs du développement durable (C3D).
« Le concept de RSE a été un peu galvaudé au début, il y a eu des abus avec le greenwashing », tempère Daniela Burla, directrice développement durable du groupe d’ingénierie Setec et membre du conseil d’administration du Collège des directeurs du développement durable (C3D). « Les politiques RSE d’aujourd’hui sont assez ambitieuses quand elles sont bien appliquées. Or, elles ne le sont pas suffisamment », estime-t-elle. Même si le sujet progresse dans les entreprises, elle constate un manque de moyens et de ressources humaines. La réussite des démarches RSE nécessite en particulier de la conviction et la bonne compréhension des enjeux de la part de la direction générale.
Pour Cédric Ringenbach, il faut justement peser sur les décisions d’investissement des chefs d’entreprise en menant un travail de conviction. La rentabilité dépend selon lui des décisions politiques à venir sur la transition, forcément imprévisibles, à l’instar de l’évolution du prix du carbone sur le marché dédié. À ses yeux, il faut donc pousser les chefs d’entreprise à agir en faisant le pari que ces évolutions politiques iront dans le sens de la transition et rentabiliseront leurs décisions d’investissement vertueuses. Son entreprise développe un atelier destiné à faire réfléchir les dirigeants sur cette question.
Une boussole écologique ou sociale
Certains spécialistes pensent qu’il faut aller encore plus loin et changer le moteur des entreprises. « Mener une politique RSE tout en poursuivant une course à la croissance n’a pas de sens. Il faut que les actionnaires intègrent la question du renoncement », considère Daniela Burla du C3D. Chez Setec, elle explique avoir mis en place un principe de « go ou no go dans le choix des projets ». « On se demande si le projet apporte quelque chose aux communautés locales et si ce n’est pas le cas, on ne le met pas en place, explique-t-elle. Il faut se poser la question de sa raison d’être ».
« L’entreprise à mission est une réponse collective au constat que la RSE ne suffit pas », considère Valérie Brisac, directrice générale de la Communauté des entreprises à mission
Inciter les entreprises à définir une « raison d’être » autre que la maximisation des profits, c’est justement le projet de la Communauté des entreprises à mission (CEM). « L’entreprise à mission est une réponse collective au constat que la RSE ne suffit pas », considère Valérie Brisac, directrice générale de la CEM. La qualité d’entreprise à mission, inscrite dans les statuts, consiste à se fixer une raison d’être et et des objectifs associés, puis à les faire vérifier par un organisme tiers indépendant. Valérie Brisac pense que ce modèle est accessible à toutes les entreprises, quels que soient leur taille et leur secteur. Elle voit dans ce modèle un moyen d'approfondir la maturité de l’organisation quant à la démarche RSE : l’entreprise place les impacts positifs au cœur de son modèle d’affaires et pose la question de son utilité sociale, avec un suivi obligatoire des résultats, plutôt que de réserver la RSE à une direction distincte de la direction générale, sans mesure d’impact obligatoire.
Cependant, Valérie Brisac précise qu’il existe un lien de complémentarité entre la RSE et la mission. Par exemple, si cette dernière concerne la protection de la biodiversité et ne s’intéresse pas aux autres enjeux sociaux et environnementaux, ceux-ci peuvent être pris en compte par les responsables RSE de la structure.
L’entreprise régénérative, pour avoir un impact positif
Le Mouvement Impact France, regroupant des entrepreneurs engagés, distingue quatre « niveaux » d’engagement. Le premier regroupe les entreprises se contentant de respecter leurs obligations légales liées aux questions sociales et environnementales. La deuxième strate d’engagement consiste à se doter d’une stratégie RSE structurée. Les entreprises « en transition » composent la troisième catégorie : elles confèrent à leur stratégie financière la même importance que leur stratégie environnementale et sociale. Pour le MIF, les entreprises à mission appartiennent à cette catégorie. Enfin, les entreprises à impact constituent la dernière catégorie : elles ont été créées dans le but de répondre à un enjeu social ou écologique. Parmi elles : les entreprises solidaires d’utilité sociale (Esus), appartenant à l’économie sociale et solidaire, et les entreprises régénératives.
Les entreprises doivent se mettre en position de régénérer les écosystèmes plutôt que d’extraire les ressources.
Éric Duverger, fondateur de la Convention des entreprises pour le climat
Ce dernier modèle est promu par Éric Duverger et la Convention des entreprises pour le climat. Il faut remettre en cause « un modèle d’affaires volumique basé sur la croissance, affirme-t-il, les entreprises doivent se mettre en position de régénérer les écosystèmes plutôt que d’extraire les ressources ». En d’autres termes, passer d’une RSE focalisée sur la réduction d’impact à la création d’impacts positifs.
Pour cela, il propose un « parcours » aux dirigeants d’entreprise en plusieurs étapes : la prise de conscience des enjeux, la formation aux principes de l’entreprise régénérative et à l’évolution de la gouvernance qu’elle nécessite. Les chefs d’entreprise doivent ensuite garantir la transformation de leur structure. « On aimerait que dans deux ou trois ans, un dirigeant qui n’a pas fait la CEC se ringardise », espère Éric Duverger.
Des statuts accessibles à tous ?
« Les entreprises en transition et à impact ne représenteront jamais l’ensemble de l’économie, prévoit au contraire Caroline Neyron, directrice générale du MIF, mais nous voulons emmener un maximum d’entreprises, un quart à un tiers d’entre elles, vers ces objectifs ». « Notre ambition, c’est que 100 % des entreprises respectent leurs obligations légales, ce qui est déjà un sujet en France, continue-t-elle. Ensuite, nous souhaitons qu’un maximum d’entreprises s’engage dans une stratégie de réduction des impacts négatifs, ce qui peut avoir un effet très transformateur », soutient-elle, évoquant la décarbonation de secteurs particulièrement émetteurs comme l’industrie. Elle souligne par ailleurs que les entreprises à impact peuvent utilement adopter des démarches RSE sur les autres sujets que ceux qui concernent leur cœur d’activité.
Nous souhaitons qu’un maximum d’entreprises s’engage dans une stratégie de réduction des impacts négatifs, ce qui peut avoir un effet très transformateur »
Caroline Neyron, directrice générale du Mouvement Impact France
Ce qui est certain, c’est qu’il faut aller plus loin que les pratiques actuelles. « Le point d’entrée par lequel on arrive à la conviction que l’entreprise doit être un outil au service des enjeux du XXIe siècle importe peu. Il faut juste qu’elle fasse des choses et prenne conscience de l’immense pouvoir qu’elle a, conclut Valérie Brisac. Sa responsabilité est énorme ». Peu importe le nom, en somme : c’est le résultat qui compte.
Célia Szymczak