Les associations dans l’économie sociale et solidaire : une histoire de famille
Les associations sont reconnues par la loi de 2014 comme faisant partie de l’économie sociale et solidaire, même si toutes ne s’y sont pas toujours identifiées, pour diverses raisons. Dans ce troisième épisode d’une série d’articles sur les associations qui seront publiés jusqu’à l’été, Frédérique Pfrunder, déléguée générale du Mouvement associatif de 2014 à 2024, et membre du bureau d'ESS France de 2020 à 2024, décrypte cette relation entre associations et ESS, ses difficultés et ses enjeux.
Mes fonctions au Mouvement associatif m’ont donné la chance non seulement de fréquenter assidûment la diversité associative mais aussi la grande famille de l’économie sociale et solidaire (ESS), notamment au sein de sa représentation institutionnelle, ESS France. Je reviens dans cet article sur mon expérience de cette double appartenance, tout en présentant par avance mes excuses pour ce qui pourra peut-être apparaitre à certains comme des raccourcis ou des généralisations, sur un sujet à multiples dimensions et qui mériterait bien plus de développements qu’il n’en est possible ici.
Je suis arrivée au Mouvement associatif au moment où s’achevait le parcours parlementaire du projet de loi sur l’économie sociale et solidaire. Un texte important, indiscutablement, pour la reconnaissance de l’ESS en France, mais sans doute aussi un rendez-vous manqué pour et avec les associations. Difficulté à se reconnaitre dans l’ESS, désaccords sur ce que pouvaient en être les frontières, craintes d’y perdre ses spécificités et faible conviction de pouvoir y gagner quelque chose, les sujets de tension ont été plus nombreux que les motifs de rassemblement.
Dix ans après, la situation me semble assez différente ; à la fois en raison du contexte social et politique face auquel les alliances sont plus que jamais nécessaires, et grâce au travail de construction d’une identité politique de l’ESS dans laquelle les associations, elles-mêmes plus rassemblées, sont plus à même de trouver leur place.
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Deux identités en construction
La construction d’une identité collective associative et de sa représentation, est un processus encore jeune, et évidemment complexe au regard de la grande diversité du monde associatif, que ce soit en termes de culture associative, de champ d’activité ou de modèle socio-économique. La création de la CPCA (Conférence permanente des coordinations associatives) en 1992 en a été une des premières manifestations concrètes, rassemblant en son sein les représentants associatifs des champs sportif (CNOSF), social, sanitaire et médico-social (Uniopss), de la jeunesse et de l’éducation populaire (Cnajep et Ligue de l’Enseignement), familial (Unaf), de la solidarité internationale (Coordination Sud). Des mouvements qui se parlaient assez peu, construits chacun sur leur identité sectorielle, également objet de leur dialogue avec les pouvoirs publics.
En 1999, ce sont les premières Assises nationales de la vie associative, actant cette dynamique collective et son interlocution avec les pouvoirs publics, suivie en 2001 par la signature de la Charte des engagements réciproques entre l’État et la CPCA à l’occasion du centenaire de la loi de 1901 sur les associations. Puis en 2003 une première campagne de communication de la CPCA : « Que serait la vie sans les associations ? ».
La dynamique s’est depuis poursuivie et renforcée, au niveau national et territorial. La CPCA est devenue en 2014 Le Mouvement associatif, avec la volonté affirmée de représenter largement les dynamiques associatives et d’en porter les enjeux, en lien avec l’ensemble des autres acteurs impliqués sur ces sujets, membres ou non du Mouvement associatif, pour faire système et ainsi peser plus fortement. Beaucoup reste à faire pour que la parole collective associative pèse son juste poids au regard de ce qu’elle apporte à la société, mais il me semble important de garder à l’esprit que c’est un mouvement finalement bien récent, et fragile, qui permet de rassembler des associations pourtant très différentes autour d’une identité et d’un projet communs, affichés dans le Manifeste du Mouvement associatif.
Sur ces mêmes années, la représentation des acteurs de l’économie sociale d’abord, puis économie sociale et solidaire ensuite, s’est également organisée, structurée et renforcée. Son périmètre a fortement évolué depuis le Comité de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (CLAMCA) des années 1970, jusqu’à ESS France aujourd’hui, qui rassemble en son sein les différentes composantes nationales de l’ESS telles que reconnues par la loi de 2014 et les chambres régionales de l’ESS (auparavant rassemblées au sein du CNCRES). Cette construction ne s’est pas faite sans heurts, car là aussi, il s’agit de rassembler des acteurs très différents au sein d’une même maison. Le cadre posé par la loi de 2014 au travers de la définition des critères d’appartenance à l’ESS, s’il est un socle utile, ne peut pour cela suffire, car ce n’est pas la loi qui fait l’identité et le sentiment d’appartenance.
Or, alors que les associations représentent au moins 80 % des structures de l’ESS, nombre d’entre elles ne portent que peu cette identité, quand elles ne l’ignorent pas tout simplement.
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Un rapport complexe à l’ESS
Le premier écueil est sans doute pour de nombreux acteurs associatifs – et en particulier les plus petites structures, qui sont les plus nombreuses – une difficulté à se reconnaitre et à se définir en tant qu’acteurs économiques, quand bien même on parle d’une « autre » économie. Il y a une pédagogie de l’ESS à avoir, y compris auprès de ceux et celles qui la constituent, pour en rappeler les origines et l’histoire, dont font pleinement partie les associations, et pour en rappeler les fondamentaux, qui définissent un projet de société dans lequel l’humain est au cœur de l’économie.
J’ai aussi pu avoir souvent le sentiment que le monde associatif avait, lorsqu’il ne s’en désintéressait pas, un double complexe vis-à vis de l’ESS. Un complexe de supériorité, considérant qu’il ne peut être réduit à une dimension économique (ce qui est vrai) et que sa dimension démocratique et citoyenne le place ailleurs. Et un complexe d’infériorité parce qu’ayant le sentiment (parfois malheureusement justifié) d’être renvoyé à un monde « amateur », incapable de construire un modèle économique viable ; un sentiment renforcé par la montée en puissance de l’entrepreneuriat social.
Le rapport des associations à l’ESS a en effet été fortement bousculé par la montée en charge, à partir des années 2000 et de plus en plus à partir de 2010, du concept d’entrepreneuriat social. Issue du monde anglo-saxon, cette notion met en avant la finalité sociale de l’organisation et l’efficacité de ses moyens, en faisant passer au second plan la question des modalités de gouvernance et de la propriété au sein de l’organisation, essentielle pour les familles statutaires « historiques » que sont les associations, coopératives et mutuelles.
C’est sous l’influence de ce mouvement que l’ESS intègre dans son périmètre à partir de 2014 les sociétés commerciales à lucrativité limitée, moyennant un certain nombre de critères définis par la loi. Sans revenir sur les débats qui ont animé les acteurs de l’ESS à ce moment et les positions de chacun, force est de constater que cette évolution a eu des effets de bord non négligeables sur l’image de l’ESS, l’orientation des politiques associées, et la capacité des associations à s’y reconnaitre. Effets de bord en réalité très disproportionnés au regard de ce que représentent en nombre les sociétés commerciales de l’ESS, mais renforcés par un intérêt médiatique certain (le charme de la nouveauté sans doute) et un intérêt des pouvoirs publics, espérant pouvoir trouver là un moyen de répondre aux enjeux sociétaux grandissants sans avoir à réinterroger en profondeur le modèle de l’économie de marché capitalistique.
Intervenant à un moment de fragilisation de nombreux modèles socio-économiques associatifs, percutés par la baisse des soutiens publics et l’augmentation des mises en concurrence par le biais de la commande publique, cette ouverture à de nouveaux acteurs a contribué à nourrir l’idée auprès de certains décideurs d’un modèle associatif dépassé, insuffisamment innovant et incapable de « changer d’échelle » (l’injonction perpétuelle de la décennie 2010). Et il me semble que la parole collective de l’ESS, dans cette période-là, n’a pas été suffisamment en capacité de porter et défendre ce modèle associatif, pourtant central pour l’ESS tant en nombre de troupes qu’au regard des valeurs qu’il porte. Conduisant par moment à un désintérêt des acteurs associatifs pour une ESS qui ne leur semblait pas porter leurs enjeux, voire à une forme de défiance.
Après la crise : refonder un projet commun
Comme sur beaucoup de sujets, la crise sanitaire a fait bouger des lignes, même si elle n’a pas accouché de ce « monde d’après » que nous avons été nombreux à espérer. Face à la crise, le monde associatif a fait la preuve de sa capacité de résilience, de sa capacité de mobilisation et d’inventivité à bas bruit, au plus près des besoins. Il me semble qu’en dépit de toutes les difficultés traversées, et des effets de la crise qui ont continué à se faire sentir longtemps après, le rôle qu’il a joué dans le maintien du tissu social, et le fait que cela soit publiquement reconnu, a permis au monde associatif de regagner une certaine confiance en ce qu’il est, voire une certaine fierté, après des années de fragilisation et de mise en question de ses modèles. La reconnaissance par les pouvoirs publics a certes été largement insuffisante et n’a que peu duré ; néanmoins, sous la double influence d’une mobilisation collective pour bénéficier de l’accès aux aides et d’une ministre déléguée à l’ESS, Olivia Grégoire, convaincue de l’importance de l’action associative, la question associative a repris une place plus importante dans les politiques de l’ESS.
Parallèlement, la représentation de l’ESS a poursuivi dans cette période la réorganisation entamée en 2018 et bousculée par la crise, avec l’intégration au sein d’une même structure, ESS France, des représentations nationales des acteurs de l’ESS et des Cress ; mais aussi avec le lancement d’une dynamique, impulsée par son président Jérôme Saddier, pour préciser la vision du monde portée par l’ESS et définir ainsi son identité collective. Le premier fruit de ce travail a été l’adoption en décembre 2021 de la Déclaration d’engagement de l’ESS . Il est fort probable que ce texte soit encore largement inconnu de la grande majorité des organisations qui composent l’ESS ; il n’en est pas pour autant moins important. Tout d’abord parce que ce travail a permis de confronter les visions portées par une diversité d’acteurs de l’ESS, de favoriser une interconnaissance et de faire converger des priorités ; et également parce que ce texte pose les bases du travail collectif, de ce que l’on cherche à faire ensemble. La représentation associative a pris sa part dans la construction de ce texte, et y retrouve je pense, nombre de ces fondamentaux. Notamment la dimension démocratique et d’émancipation citoyenne qui est au cœur de son action. Il est important de savoir qu’on les partage avec d’autres, de se le rappeler et de le leur rappeler lorsqu’il s’agit d’être plus forts pour les faire entendre.
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Des enjeux territoriaux et européens
Mais le lien à l’ESS ne se limite évidemment pas à une représentation nationale. Les enjeux, comme les difficultés, ne manquent pas depuis le niveau local jusqu’au niveau européen.
L’ESS comme l’action associative se vivent avant tout dans la proximité. Et c’est au niveau territorial que se construisent des initiatives et des alliances, que se déclinent des politiques publiques déconcentrées ou décentralisées. L’histoire de chaque région, des réseaux qui y agissent, mais aussi des orientations des pouvoirs publics territoriaux créent des écosystèmes et des dynamiques différentes, plus ou moins favorables à la vie associative ou à l’ESS, et à la relation qui se nouent entre elles. Mais il est certain que sur tous les territoires, la construction des complémentarités est un enjeu, et qu’elle peut souvent être source de tensions.
La première raison en est sans doute l’insuffisance de financement des politiques publiques dédiées au soutien à la vie associative (quand elles existent territorialement…) et à l’ESS. Malheureusement, la gestion de la pénurie conduit bien souvent à créer des concurrences, là où il faudrait réussir à jouer les complémentarités. La prévalence des sujets économiques dans les compétences des régions et l’absence de compétences fléchées sur la vie associative n’y aide pas, le fonctionnement des politiques publiques en silo non plus. La question de l’accompagnement des associations et des structures de l’ESS (composée à 80 % d’associations je le rappelle) est un exemple. Les acteurs comme les pouvoirs publics ont une responsabilité pour éviter que ne se construisent en doublon des dispositifs, chacun sous-financé et se faisant concurrence.
Par ailleurs, au niveau territorial comme au niveau national, la question de l’identité de l’ESS et de la place faite aux associations a pu, et peut parfois encore, être source de tensions ; des tensions renforcées par des modes d’organisation de certaines chambres régionales de l’ESS minorant la place des organisations fédératives associatives dans leur gouvernance. S’ils peuvent parfois paraitre secondaires ou décalés au regard des enjeux de terrain, ces sujets méritent en réalité d’être pris en compte et traités, pour assurer la dynamique collective et ne pas fragiliser des modes d’organisation structurants pour le monde associatif.
À l’autre bout de la chaine, la reconnaissance de l’ESS au niveau européen, sa définition et ce qui en découle sont également des enjeux importants pour les associations. Face à une approche européenne n’ayant que le marché, et donc la concurrence, comme cadre de fonctionnement économique, l’ESS à la française, et a fortiori l’économie à but non lucratif que porte le monde associatif, fait figure d’ovni et c’est une approche fortement marquée par l’entrepreneuriat social qui domine. Cependant, les positions assumées du monde associatif français, et reprises par ESS France, de ne pas vouloir voir disparaitre le concept d’économie à but non lucratif dans un concept global d’économie à lucrativité limitée dans la définition européenne de ce qu’est l’ESS ont permis de poser des jalons indispensables pour faire évoluer les représentations, mais aussi, il faut l’espérer, les cadres de financement de ces modèles économiques. Sur ces sujets, le monde associatif, extrêmement divers en termes de modèles à travers l’Europe, et n’étant pas organisé au niveau européen, doit impérativement faire entendre sa voix et ses spécificités en tant qu’acteur de l’ESS, pour faire avancer une vision plurielle de l’économie, nécessaire à la construction d’une Europe plus juste et solidaire.
L’ère de la maturité ?
L’un des leitmotivs associatifs est de rappeler qu’on est plus forts ensemble. C’est plus que jamais vrai, et l’ESS est l’un des espaces où peuvent se construire ces associations. Bien sûr, elles ne peuvent se faire que sur des valeurs et des horizons partagés. Il me semble aujourd’hui qu’ils sont plus solides qu’il y a dix ans ; peut-être aussi parce qu’ils sont plus urgents à mettre en œuvre. En regardant le programme du prochain Congrès de l’ESS qui se tiendra les 12 et 13 juin prochain, j’ai le sentiment qu’une réelle dynamique est à l’œuvre, et que les associations y ont toute leur place. Je m’en réjouis.
Frédérique Pfrunder