Faire vivre une éthique associative
Les associations devraient davantage investir la question de la responsabilité sociétale des organisations (RSO), sur laquelle elles sont particulièrement bien positionnées, estime Frédérique Pfrunder. Dans ce 5e et dernier article d’une série exclusive publiée par Carenews, celle qui a été déléguée générale du Mouvement associatif de 2014 à 2024 et membre du bureau d'ESS France de 2020 à 2024, propose notamment l’instauration d’une « révision associative » régulière, sur le modèle de ce qui existe dans le mouvement coopératif.
Paradoxe du monde associatif, alors que la plupart des sujets qui constituent le cadre de la responsabilité sociétale des organisations (RSO) ont été portées par des associations, les démarches qui y sont liées sont relativement peu appropriées par une grande partie du tissu associatif.
J’y vois pour ma part plusieurs explications. Tout d’abord, le terme de responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE), qui a longtemps dominé, a pu laisser penser que le monde non marchand, dont les associations, n’était pas concerné par ces démarches. Souvent tournées vers des causes d’intérêt général et/ou agissant en faveur des objectifs de développement durable (ODD) définis par l’ONU, les associations ont pu considérer que leur objet suffisait à répondre à la RSO, par la contribution significative apportée par leur action au bien-être collectif. Sans toujours prendre conscience de l’importance d’interroger et d’ajuster leurs pratiques internes et la façon dont pouvaient être conduites les actions elles-mêmes (même si cela peut être largement nuancé, et j’y reviendrai plus tard). Enfin, il est indispensable de garder à l’esprit que 90 % du tissu associatif est composé d’associations constituées uniquement de bénévoles. Des bénévoles qui bien souvent ne comptent pas leur temps, mais veulent le consacrer avant tout à l’objet pour lequel ils se sont engagés et ne sont pas toujours en mesure de mettre en œuvre des démarches d’amélioration continue et de suivi de celles-ci.
Indéniablement, les associations ont tout intérêt à investir la question de la responsabilité sociétale des organisations.
Pourtant, indéniablement, les associations ont tout intérêt à investir la question de la responsabilité sociétale des organisations. Parce qu’elles prônent et portent des valeurs qu’elles doivent être capables de mettre en œuvre pour elles-mêmes ; parce que si elles veulent que leur rôle essentiel pour la société soit reconnu, elles doivent assumer les responsabilités qui vont avec ; et également parce qu’elles ont tout à gagner à montrer à quel point la forme associative peut apporter des réponses pour bâtir un modèle de société plus juste et plus durable.
Car il me semble que les associations partent tout de même avec une bonne longueur d’avance sur ces sujets par rapport à nombre d’organisations. Ancrées dans la proximité, cherchant à répondre à des besoins exprimés et non à les créer, et économes de leurs moyens autant par volonté que par nécessité, elles sont le plus souvent sobres par nature. Elles sont des espaces d’émancipation individuelle, offrant à celles et ceux qui s’y engagent la possibilité de dépasser les carcans sociaux et culturels par les rencontres qu’elles permettent entre des individualités aux histoires, aux préférences et aux intérêts différents.
Ainsi, si des progrès restent sans aucun doute à faire dans l’accès des femmes aux responsabilités associatives pour assurer une pleine parité, ma conviction est que les associations ont offert et offrent encore à celles-ci des espaces d’émancipation sans égal, et cela au-delà des seules associations constituées pour la promotion des droits des femmes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si à travers le monde, c’est souvent au sein de structures associatives ou relevant de la grande famille de l’économie sociale et solidaire que les femmes trouvent la possibilité d’agir pour elles et pour leur environnement, quand les autres portes leur restent fermées. Organisations à gestion démocratique, fonctionnant grâce à la volonté d’agir de bénévoles au service d’un projet collectif, les associations n’ont d’autre choix que de faire vivre l’écoute, le dialogue et la participation en leur sein, sous peine de sclérose.
Bien sûr, ce n’est pas partout le cas ; bien sûr les pratiques sont loin d’être parfaites ; mais les associations sont néanmoins, bien plus qu’on ne le dit et bien plus que tout autre type d’organisation, des espaces d’innovation en matière de pratiques organisationnelles et démocratiques.
L’association, lieu d’expérimentation et de construction démocratique
Loin de l’image que l’on en donne souvent, celle d’organisations très « amateurs », les associations sont en réalité des structures qui gèrent une grande complexité, et qui ne cessent d’inventer de nouveaux modes d’organisation et de fonctionnement pour ce faire. Car il s’agit de faire travailler ensemble des personnes dont la participation n’a d’autre motivation que leur envie et leur bonne volonté, dans une organisation où chacun et chacune doit trouver sa place sans que cela ne relève de rapports hiérarchiques préétablis, et avec la nécessité d’espaces collectifs de contributions à la construction du projet et à sa mise en œuvre.
On trouve ainsi une très grande diversité de modes d’organisation au sein du monde associatif. L’organisation autour d’une présidence, d’un bureau et d’un conseil d’administration reste certes dominante, notamment sous l’influence de la relation aux pouvoirs publics, demandeurs de ce type de structuration. Mais même cette organisation « traditionnelle » recouvre une variété de pratiques dans le partage des responsabilités et le rôle attribué à chaque espace. Et surtout ces espaces ne sont que la partie visible d’une organisation bien plus complexe pour associer largement. Que ce soit pour attirer de nouveaux bénévoles, répondre à des attentes qui se transforment sur les modes d’exercice des responsabilités, associer davantage ceux et celles qui adhérent à l’association et/ou bénéficient des actions, les associations, des plus petites aux plus grosses, développent différents types d’espaces de contribution et de dialogue, adaptent leurs modes de décision, interrogent les modalités d’exercice du pouvoir. Et cette culture de la participation, du dialogue, de la construction du compromis se retrouve de l’association locale au sein de laquelle se mobilisent les habitants, à la tête de réseau comprenant des dizaines voire des centaines de structures.
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Environ 50 % des associations en France font partie d’un réseau ; cette spécificité française et ce qu’elle recouvre est assez mal connue et mal comprise des partenaires publics et privés des associations. C’est d’ailleurs en partie ce qui a poussé le Mouvement associatif à engager un travail de fond sur le sujet il y a quelques années, en particulier sur les rôles et fonctions de ces têtes de réseau.
Mais leur organisation interne, la façon, ou plus exactement les façons, dont elles organisent la démocratie en leur sein, alliant démarches participatives et fonctionnement représentatif, travaillant sur les complémentarités et l’horizontalité au sein du réseau, méritent également qu’on s’y intéresse de près pour en tirer des enseignements. Pour les associations elles-mêmes ; mais aussi face au contexte actuel de fragilisation du fonctionnement démocratique de notre pays, auxquels le personnel politique semble ne pas savoir répondre. L’expérience du dialogue, la pratique de la construction collective pour décider, avancer, inventer des réponses à des problèmes identifiés qui sont celles des acteurs de la société civile organisée ne peut plus être ignorée.
La question du travail : un défi aux multiples dimensions pour le monde associatif
La complexité de l’organisation associative réside également, particulièrement pour celles qui sont employeuses, dans la question du travail. L’association employeuse est sans doute l’organisation au sein de laquelle cohabitent le plus de statuts différents contribuant à l’action : une gouvernance bénévole, des bénévoles « d’action », des salariés (pouvant avoir eux-mêmes des statuts différents), auxquels s’ajoutent parfois des volontaires (volontariat associatif, de solidarité internationale) et/ou de personnes en mécénat de compétences. Il n’existe pas toujours de relations hiérarchiques entre les uns et les autres (bénévoles d’action/salariés par exemple) ; les engagements des uns et des autres ne relèvent pas des mêmes motivations et ne s’inscrivent pas toujours dans les mêmes temporalités (mandat d’administrateur / engagement bénévole ponctuel / contrat salarié) ; les apports de chacun ne reposent pas sur les mêmes attendus (attentes de compétences métier versus engagement bénévole). Mais tous et toutes doivent se retrouver au service d’un même projet associatif et de ses valeurs.
Cette diversité est à mon avis source d’une richesse insuffisamment explorée, en termes de relations humaines, de développement réciproques des compétences et d’organisation du travail (celui ne se réduisant pas à la question de l’emploi). Mais elle est évidemment aussi source de complexité et donc de difficultés et de potentiels conflits. Différents travaux ces dernières années ont mis en exergue les difficultés du travail salarié en association. Elles sont multiples : problématiques de rémunération bien sûr, souvent liées à un sous-financement structurel des actions menées par les associations, mais aussi parfois nourries par l’idée que le sens que l’on peut trouver à être salarié dans une association justifie d’y gagner moins qu’ailleurs. Insuffisante formation des dirigeants bénévoles à la fonction employeur, à laquelle ils n’ont pas été préparé en s’engageant dans leur association, et pour laquelle ils n’ont pas toujours d’appui métier au sein de celle-ci ; définition insuffisante des rôles et responsabilités de chacun, notamment entre bénévoles et salariés, pouvant conduire à des malentendus, des insatisfactions, voire à des conflits ; rapports complexes à l’engagement, que cela relève de ce qui est attendu plus ou moins explicitement par les bénévoles de la part des salariés, de ce que ceux-ci imaginent de cette attente, ou de leur propre difficulté à gérer l’équilibre entre engagement professionnel et personnel, sans que les garde-fous au sein de l’organisation soient toujours mis en place ; enfin la question de la participation des salariés à la définition et à l’évolution du projet associatif, et leur contribution aux instances de décision, peut être aussi, et de plus en plus, un sujet de tension dans les organisations associatives.
Sur ces sujets, sans généraliser un tableau noir de l’emploi associatif, il est néanmoins certain que nombre d’associations n’ont pas fait le travail nécessaire pour mettre en cohérence leur projet associatif, les valeurs qu’il porte et leurs pratiques internes, au-delà même de la seule application du droit du travail évidemment indispensable. D’un point de vue plus macro, au niveau de ses différents espaces de représentation, au travers des fédérations, coordinations, syndicats employeurs ou syndicats de salariés, du chemin reste encore à parcourir pour construire une vision partagée d’une éthique associative du travail et modéliser des mécanismes permettant de donner aux salariés leur juste place dans leur contribution au projet associatif, en veillant à ne pas dénaturer ce qui fait la spécificité de l’association, la dimension désintéressée de sa gouvernance et son but non lucratif.
Au niveau de ses différents espaces de représentation (...), du chemin reste encore à parcourir pour construire une vision partagée d’une éthique associative du travail et modéliser des mécanismes permettant de donner aux salariés leur juste place dans leur contribution au projet associatif,
Au carrefour des aspirations de nombreux individus à avoir un emploi qui fait sens et de la volonté des associations, au cœur de l’ESS, de contribuer à une transformation significative de l’économie, c’est un sujet qui est, je pense, au cœur d’une nouvelle étape de développement du monde associatif, après 40 ans de développement régulier de sa dimension employeuse. C’est un enjeu fort pour son attractivité comme pour sa crédibilité.
Le rôle indispensable des têtes de réseaux et de l’accompagnement
En matière d’inclusion, de démocratie interne, de réduction de l’impact environnemental, d’amélioration des pratiques employeur et bien encore d’éthique de financement, les exemples de démarches et d’innovations associatives pour renforcer leurs pratiques internes existent, partout sur le territoire. La véritable question est de savoir comment les rendre visibles, les partager, et accompagner le plus grand nombre d’associations possible à s’engager dans cette même dynamique, sans dupliquer à l’identique mais en s’appuyant sur les expériences et les outils déjà existants.
Les têtes de réseau, à toutes les échelles du territoire, sont indispensables pour y parvenir ; un grand nombre d’entre elles sont déjà investies sur ces sujets, produisent de la ressource, permettent le partage d’expérimentations et de bonnes pratiques quand elles ne les initient pas elles-mêmes. Mais, malheureusement il faut y revenir, les ressources, et la reconnaissance de ce rôle manquent significativement.
Je l’ai déjà évoqué à différentes reprises au fil des précédents articles, la logique dominante adoptée par les financeurs de soutien à un projet, une action définie, au détriment du soutien à la structure, intégrant les dimensions de mobilisation de l’ingénierie collective, d’animation de réseau, de recherche-action et de formation fragilise les acteurs associatifs, et particulièrement les têtes de réseau.
Pourtant, aucune politique publique sérieuse souhaitant contribuer au développement de la responsabilité sociétale des organisations ne peut avoir d’effet sans s’appuyer sur ces réseaux, et les appuyer dans leur action. L’expérience du guide des bonnes pratiques de l’ESS est à cet égard très parlant. Inscrit dans la loi de 2014 sur l’économie sociale et solidaire (ESS), le guide des bonnes pratiques de l’ESS a été publié en 2016, fruit d’un travail conséquent au sein du Conseil supérieur de l’ESS, prenant en compte les spécificités des différentes composantes de l’ESS et associant largement les parties prenantes.
Le guide des bonnes pratiques de l’ESS a été publié en 2016, fruit d’un travail conséquent au sein du Conseil supérieur de l’ESS, prenant en compte les spécificités des différentes composantes de l’ESS et associant largement les parties prenantes.
Malheureusement, la publication du guide n’a été accompagnée de quasiment aucun soutien à sa diffusion et à l’accompagnement de sa mise en œuvre au sein des réseaux. Un accompagnement pourtant indispensable au regard du nombre de thématiques traitées et de la densité de son contenu. Huit ans après, il reste ainsi largement méconnu de la très grande majorité des organisations de l’ESS et inutilisé par ceux auxquels il était destiné.
Le guide des bonnes pratiques de l’ESS n’est qu’un exemple parmi d’autres (bien que particulièrement significatif puisque prévu par la loi). De nombreuses autres ressources existent, des outils également, travaillés par et pour des associations, pour les accompagner dans des démarches d’amélioration continue de leurs pratiques, en tenant compte de leurs enjeux et de leurs spécificités. Mais il faudrait, pour leur donner une pleine efficacité, construire une politique volontariste d’accompagnement, passant par des moyens significatifs accordés aux têtes de réseaux pour faire vivre ces enjeux en leur sein, par la constitution de centres de ressources dédiées, par des démarches dédiées à l’accompagnement des plus petites structures.
Vers une « révision associative » ?
Mais peut-être faut-il aller plus loin encore, pour que le monde associatif se donne le cadre et les moyens de sa régulation, et surtout de son renforcement, dans une logique tout à la fois d’amélioration continue et d’exemplarité. Parallèlement à la montée en charge des attentes en matière de mesure de l’impact social, les attentes de la part des financeurs pour que les associations soient en mesure de faire la preuve de leur implication dans des démarches de RSO, ou sur différents aspects de celle-ci, sont de plus en plus présentes. C’est loin d’être illégitime. Mais comme sur la question de l’évaluation et de la mesure d’impact (voir Financement des associations, un malentendu de fond), il est indispensable que les associations tracent leur propre chemin en la matière, construisent les indicateurs qui leur correspondent et qui peuvent rendre compte de ce qu’elles sont, et ne se laissent pas happer par des logiques construites pour des sociétés commerciales qui, au lieu de les faire progresser, conduiraient soit à leur marginalisation soit à une fragilisation de leur apport spécifique.
Comme existe le principe de la révision coopérative, est-on en capacité d’inventer un cadre pour une « révision associative ».
Comme existe le principe de la révision coopérative, est-on en capacité d’inventer un cadre pour une « révision associative », qui tienne compte de la diversité de tailles, types et cultures d’organisation mais permette de nourrir l’affirmation et la mise en œuvre d’une éthique associative partagée et acceptée, au bénéfice du renforcement des associations et de leur contribution sociétale ? Un projet complexe sans aucun doute mais qui mérite je pense qu’on en explore le potentiel, non sous la contrainte mais dans une démarche collective volontaire et volontariste, avec le soutien indispensable de partenaires publics enfin convaincus de l’importance de construire avec, et non pour (voire contre) des associations, maillons indispensables d’une société solidaire et épanouie.
Frédérique Pfrunder