Financement des associations : un malentendu de fond
Les modèles socio-économiques des associations ont largement évolué ces dix dernières années, et les soumettent de plus en plus à la logique du marché et de la mesure de la performance. Dans un contexte de crises multiples, il faut repenser le financement et la place de l’économie à but non lucratif, et remettre les associations au cœur de l’économie, estime Frédérique Pfrunder, déléguée générale du Mouvement associatif de 2014 à 2024, dans ce quatrième épisode d’une série d’articles sur les associations, qui seront publiés jusqu’à l’été.
Hasard du calendrier, j’ai écrit cet article quelques jours après qu’ait été adopté au conseil économique, social et environnemental (Cese), à l’unanimité, un avis sur le financement des associations. Fruit d’un travail de plusieurs mois nourri par de nombreuses auditions et temps de concertation et s’appuyant sur de très nombreuses ressources, cet avis et le rapport qui l’accompagne retracent parfaitement les évolutions de ces dernières années, les tendances de fond qui conduisent aujourd’hui le tissu associatif à tirer la sonnette d’alarme, et les enjeux de société, économiques mais aussi démocratiques, qui y sont liés. Une lecture indispensable pour tous ceux et celles qui s’intéressent à ce sujet et à diffuser sans modération avec l’espoir que les constats et recommandations qui y sont formulées infusent largement.
Je ne reviendrai donc pas ici sur l’analyse des évolutions des sources de financement des associations, la diminution de la part globale des financements publics, avec en son sein la montée en charge de la commande publique au détriment des subventions – et encore plus de la subvention de fonctionnement – et parallèlement l’augmentation de la part des recettes d’activité dans les budgets associatifs. Tant l’état des lieux que les raisons, fortement liées au cadre construit au sein du marché commun européen, basé sur une approche purement concurrentielle de l’économie, et les effets de ces transformations sont parfaitement développées dans l’avis du Cese.
Je vais plutôt revenir ici sur ce qui me semble être des raisons des difficultés du dialogue autour des enjeux de financement des associations, sur la progression de la réflexion collective sur ces sujets au sein du monde associatif et sur ce qui me semble être les « nouvelles frontières » à franchir pour sortir durablement de l’ornière.
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Une force économique ignorée
Il est tout d’abord important de souligner la spécificité du monde associatif français : pour des raisons historiques, liées tant au cadre, très ouvert, posé par la loi 1901 qu’aux choix faits par l’État, dès l’après-Seconde Guerre mondiale, de s’appuyer sur le tissu associatif pour construire et mettre en œuvre de nombreuses politiques publiques, les associations représentent en France un tissu particulièrement dense, mais aussi divers dans ses objets et ses modèles socio-économiques. Et elles sont surtout, en France, l’une des composantes principales de l’économie sociale et solidaire (ESS). Ce qui n’est pas le cas partout en Europe, où d’autres formes, coopérative, mutuelle ou d’entrepreneuriat social, peuvent être dominantes, les associations n’agissant que peu dans la sphère économique, mais plutôt dans le domaine des libertés civiques et de la défense des droits et des causes. Cette spécificité, et le rôle joué par les associations dans l’économie française sont pourtant largement ignorés, ou négligés, y compris dans la pensée économique contemporaine, fortement construite autour de la seule dichotomie entre économie marchande, portée par les acteurs privés lucratifs, et État social.
L’économie plurielle qui est celle des associations, au sens où elle mobilise une diversité de financements mais aussi des ressources non monétaires issues de la réciprocité et de la solidarité (bénévolat, volontariat, coopérations non monétaires), et produit plus de richesses immatérielles que matérielles, n’y trouve pas sa place, et se trouve renvoyée soit à la nécessité de s’adapter mieux aux logiques de marché, soit à un rôle de supplétif des services publics.
Cette conception, ou plus exactement absence de conception, a nourri durant ces dernières décennies nombre de difficultés auxquelles se heurtent les associations dans l’affirmation et le renforcement de leur modèle socio-économique. À commencer par une méconnaissance de leur dimension et modèle économique de la part de nombre d’interlocuteurs publics, notamment ceux en charge de la conception des politiques de soutien aux entreprises. C’est ainsi que les associations employeuses n’ont pu dans un premier temps bénéficier du crédit impôt compétitivité emploi (CICE), ont dû se battre en expliquant pied à pied à des hauts fonctionnaires leur fonctionnement pour entrer dans le cadre des aides aux entreprises dans la période Covid, ou ne bénéficient toujours pas d’un dispositif équivalent au crédit impôt recherche, alors que l’innovation sociale, dont elles sont des actrices majeures, est inscrite dans la loi.
On ne peut vraiment reprocher cette méconnaissance aux fonctionnaires : l’économie à but non lucratif, et plus largement l’ESS, n’a pendant longtemps pas fait partie des enseignements économiques, et ne l’est aujourd’hui que très marginalement. Comment prendre en compte dès lors ce qu’on ne connaît pas, si ce n’est de façon empirique, par son engagement personnel dans une association ?
L’injonction à l’hybridation
J’ai toujours été étonnée, voire contrariée, en entendant les injonctions faites aux acteurs associatifs à « hybrider » leur modèle. Il me semble en effet qu’il y a bien peu d’organisations aussi « hybridées » que ne le sont les associations : les ressources financières d’une association ne sont que l’une des composantes de son modèle socio-économique, aux côtés des richesses humaines (bénévolat, volontariat) et des capacités d’alliances (coopérations, réseaux d’entraide entraînant des échanges non marchands).
C’est donc déjà en soi un modèle hybride, ces trois piliers fonctionnant ensemble au service du projet. Et au sein de cette composante financière, la diversité est également grande, entre ressources issues de la solidarité et de la redistribution (générosité du public, subventions), implication des citoyens au travers de l’adhésion, et recettes d’activité ; sans parler bien sûr de la diversité possible de financeurs au sein d’une même catégorie… En réalité, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, les dirigeants associatifs font bien souvent de l’hybridation sans le savoir ! Il serait bon de le rappeler plus souvent.
Cela étant, quand bien même les ressources financières d’une association ne reposeraient majoritairement que sur une des sources possibles de financement, il y a souvent à cela une raison, un lien avec le projet associatif et son éthique. Et l’ouverture, l’hybridation, ne peut se faire qu’en en mesurant les impacts sur ce projet, non uniquement pour financer des actions au coup par coup mais pour venir renforcer celui-ci dans la durée. À cet égard, la diminution significative de la part des subventions dans les budgets associatifs vient questionner de nombreux projets associatifs, construits autour d’un partenariat avec la puissance publique au service de l’intérêt général. La commande publique, reposant sur la mise en concurrence et le cadrage de l’action par le commanditaire, ne peut remplacer ce partenariat ; le mécénat, celui des entreprises et des fondations, a-t-il vocation à prendre le relais ? Sans évoquer à ce stade la question de fond que cela pose, les chiffres de leur part dans le budget associatif montrent que c’est encore loin d’être le cas. Aujourd’hui, une partie de la compensation vient des usagers, avec une augmentation significative des recettes d’activités dans les budgets associatifs. C’est une réponse à l’injonction à l’hybridation, mais dont il semble difficile de se féliciter, tant elle semble vouloir rapprocher les associations d’une logique de marché qui n’est pas la leur.
Les associations face à la logique du chiffre
Les acteurs associatifs se trouvent depuis des années face à des logiques et des outils, qu’ils soient comptables ou d’évaluation, qui ne leur permettent pas de rendre compte ce qui est mobilisé au sein de leur modèle, au-delà des seules ressources financières, et de valoriser tout ce qui y est produit, qui ne se résume pas au seul résultat d’une action. Et c’est évidemment un écueil majeur dans une société où ce qui ne se compte pas ne compte pas.
La montée en charge du culte du chiffre et des indicateurs quantitatifs dans notre société, et à laquelle il faut associer l’impératif de performance, ont fait naitre des injonctions à l’égard de l’action associative difficilement compatibles avec son modèle. Le développement de cette tendance dans le pilotage des politiques publiques, au travers du « nouveau management public » (ou New Public Management) a eu des impacts importants sur la relation entre associations et pouvoirs publics, dans la façon de concevoir le financement et le résultat attendu, traduit en indicateurs quantitatifs rendant rarement compte du sens de l’action.
C’est aussi ce qui a conduit à privilégier le financement par projet, au détriment du financement de fonctionnement, fragilisant la capacité des associations à développer en leur sein des fonctions support et favorisant un développement en silo, action par action. Dans le secteur sanitaire, social et médico-social, les indicateurs de performance, tableaux de bord, objectifs chiffrés d’activité n’ont cessé de se multiplier, pris comme boussole de l’action et de la relation entre financeurs et établissements, souvent au détriment du partage sur le projet associatif, ses valeurs, sa valeur ajoutée humaine et sociale. Ce prisme du chiffre et de la performance n’est évidemment pas l’apanage des financeurs publics ; on le retrouve chez nombre de financeurs privés, entreprises mécènes ou fondations, et bien plus encore chez les investisseurs à impact social.
La question de l’impact
Il est fréquent d’entendre dire que les associations sont rétives à s’inscrire dans une culture du résultat, évaluer l’impact de leurs actions, adapter leurs pratiques pour cela (entendre « adopter celles qui viennent de l’entreprise privée lucrative »). Il y a en effet sans aucun doute des réticences, voire résistances ; en partie liées au fait que lorsque l’on s’engage dans une association, que l’on y passe du temps en tant que responsable bénévole, c’est pour faire, plus que pour mesurer ce que l’on fait, et que même pour cela, le temps et les moyens manquent souvent. D’autant plus que les obligations de redevabilité, à l’égard des financeurs publics comme privés ne manquent déjà pas. Mais le fond du problème réside en réalité une fois encore dans le fait que, trop souvent, la démarche, comme les outils sont construits sans tenir compte des spécificités de l’association en tant qu’organisation socio-économique ou socio-politique.
Albert Einstein écrivait « ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui est compté ne compte pas forcément ». C’est une phrase que les associations devraient porter et revendiquer pour expliquer leurs difficultés à s’inscrire dans des démarches de mesure d’impact normalisées, souvent bien trop réductrices au regard de ce qu’elles produisent et provoquent par l’action menée mais aussi dans la façon de la mener, en mobilisant du collectif, de l’engagement, de la citoyenneté.
« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui est compté ne compte pas forcément », écrivait Albert Einstein.
Ces nuances peuvent paraitre peu pragmatiques, et bien éloignées des enjeux de financement. C’est loin d’être le cas. Car il est bien possible qu’à ce petit jeu des chiffres, sur un périmètre d’action donnée, une entreprise lucrative ayant un objet social ou environnemental puisse faire aussi bien, voire mieux, qu’une association ; et attirer naturellement plus de financeurs, son modèle capitalistique facilitant l’investissement et le retour sur investissement. Mais en laissant alors de côté ce que l’association apporte d’autre, de plus, dans ce qu’elle mobilise.
Par ailleurs, la nécessité de produire des indicateurs quantitatifs de court terme pour satisfaire des financeurs peut aussi conduire des associations à ajuster leurs actions, cibler des publics ou des territoires moins fragiles. Ce ne sont donc pas des sujets anodins, et les associations, aux cotés des chercheurs et praticiens, doivent réussir à reprendre la main pour faire reconnaitre l’intérêt de démarches évaluatives plus larges que les seules mesures d’impact et l’importance de les développer dans une démarche partenariale de long terme.
Une montée en puissance de la compétence collective
Ces multiples tensions et risques pour le modèle associatif, liés au désengagement de l’État et à la transformation de l’action publique, à la prédominance des logiques de marché, à l’extension des logiques managériales, ont été identifiées par certains depuis longtemps ; néanmoins, il a fallu du temps pour que ces analyses puissent être largement partagées au sein du monde associatif, mais également pour que le contexte sociétal permette de rendre audible cette parole au-delà de seuls cercles associatifs et de l’ESS.
Face à la montée de contraintes et à l’impasse dans laquelle beaucoup d’associations avaient le sentiment de se trouver, les travaux d’études, expérimentations et études de cas autour des modèles socio-économiques associatifs se sont développés au cours de ces dix dernières années, portés par des acteurs académiques, des instituts de recherche, des associations et des têtes de réseaux. Cette construction d’un corpus théorique et pratique riche de différentes approches et reflétant la diversité des modèles associatifs est une avancée importante à plusieurs égards. Elle est évidemment utile aux associations et à leurs réseaux, à leurs responsables, pour nourrir leur réflexion sur leur projet associatif et la façon dont l’ensemble des ressources qui composent le modèle de l’organisation peuvent être mis à son service. L’accompagnement sur ces sujets se développe et doit l’être encore davantage ; mais ces travaux sont aussi indispensables pour expliquer et rendre visible au-delà du cercle associatif, ce qu’est cette économie, ce sur quoi elle repose (la mobilisation d’une diversité de ressources et de ressorts non uniquement monétaires) et ce qu’elle produit, dans un objectif qui n’est pas celui de la profitabilité financière.
Des enjeux d’avenir
Il se trouve que nous sommes aujourd’hui dans un moment, un contexte, où l’existence de cette économie et ses principes font écho à bien des enjeux, de justice sociale et environnementale, de cohésion des territoires, de préservation des biens communs. L’économie associative, l’économie à but non lucratif pourrait sortir de son invisibilisation théorique et politique dans ce contexte de crises multiples. Pour dépasser ce plafond de verre, elle doit réussir à se faire entendre et comprendre. L’attrait des citoyens pour la finance solidaire, dont les encours ne cessent de se développer, est ainsi à la fois un signe – signe d’un intérêt des individus pour une économie respectueuse des enjeux sociaux et environnementaux – et une opportunité pour les associations – opportunité d’utiliser au bénéfice de projets d’intérêt général les flux financiers qui autrement lui échappent. Le monde associatif a tout intérêt à se mobiliser pour renforcer cette dynamique et s’emparer de son potentiel.
Par ailleurs, le travail de pédagogie et le dialogue avec ceux et celles qui contribuent aujourd’hui au financement de l’action associative est indispensable pour remettre à sa juste place une contribution financière qui n’est qu’un élément parmi d’autres au service d’un projet d’intérêt général. C’est un changement de posture qu’il nous faut opérer, de part et d’autre, pour sortir d’une relation contrainte financeur-financé, souvent déséquilibrée. Plus facile à dire qu’à faire bien sûr, mais c’est un discours collectif qui doit se construire sur le sujet, permettant de rendre chacun plus fort. Le contexte politique incertain, avec une possible arrivée au pouvoir à court terme d’une extrême droite venant fragiliser les solidarités et les libertés, est un immense risque à cet égard. S’il advenait, nous devrons réagir en renforçant des alliances avec tous ceux et celles, financeurs privés ou publics dans les territoires, qui ont à cœur de préserver la vitalité associative dans sa dimension démocratique et citoyenne. C’est ce sur quoi il faudra parier et travailler.
« C’est un changement de posture qu’il nous faut opérer, de part et d’autre, pour sortir d’une relation contrainte financeur-financé, souvent déséquilibrée. »
Enfin, dans une logique de plus long terme, il nous faut aussi réussir à peser et faire évoluer le système et les normes dans lesquels nous nous inscrivons. Ainsi, changer la façon dont on compte et ce que l’on compte est un enjeu essentiel pour l’économie associative, et dont elle doit se saisir. Les travaux sur de nouvelles approches comptables, prenant en compte les dimensions sociales et environnementales dans une approche intégrée, tel que lemodèle Care, la promotion de la prédominance d’indicateurs de richesse autres que le PIB dans la construction des politiques économiques, la valorisation de l’économie contributive sont autant de sujets qui intéressent très directement les associations. Y contribuer, les promouvoir est un moyen de faire évoluer la conception de l’économie, des économies, pour que le modèle à but non lucratif y prenne toute sa place et cesse d’être contraint par une approche uniquement budgétaire et financière. Des alliances sont indispensables sur ces sujets, avec des universitaires, des cercles de réflexion et instituts de recherche engagés sur ces sujets, mais aussi avec les professionnels du chiffre, pour partager les enjeux sociétaux qui sont derrière ces questions.
Nouvellement élu à la tête d’ESS France, Benoît Hamon déclarait dans son discours de clôture du Congrès de l’ESS qu’il nous fallait opérer une révolution copernicienne pour mettre l’ESS au cœur de l’économie. C’est en effet bien de cela qu’il s’agit. Cela implique de grands efforts, beaucoup d’énergie collective et la capacité à s’inscrire dans le temps long sans pour autant négliger les impératifs du présent. Revaloriser la subvention et l’initiative associative, promouvoir des approches collectives par les financeurs, sortir de la logique prédominante du financement par action, former aux modèles associatifs sont des nécessités urgentes. Mais les enjeux de financement des associations s’inscrivent en réalité dans la question bien plus large de la prise en compte des enjeux sociaux, environnementaux et démocratiques par nos économies, qui nécessite que l’on sache réinventer des cadres de fonctionnement différents. Le changement ne sera pas pour demain, mais déjà se construisent, en particulier au niveau européen, les options possibles, les arguments de ceux qui préféreraient ne rien changer ou à la marge, et des autres. C’est un train à ne pas manquer.
Frédérique Pfrunder