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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 11 septembre 2023 - 17:59 - Mise à jour le 11 septembre 2023 - 17:59
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[INTERVIEW] Marie-Stéphane Maradeix : passion et engagement pour une philanthropie moderne et imaginative

Marie-Stéphane Maradeix, déléguée générale de la Fondation Daniel et Nina Carasso, a marqué de son passage la philanthropie dans notre pays. D’abord dans la fondation qu’elle a dirigée par ses méthodes de mise en place des programmes d’action et aussi par sa vision globale tournée vers la constitution de réseaux et d’alliance en France et au niveau international. Elle a grandement contribué, avec quelques acteurs majeurs, à mettre en place les éléments d’une philanthropie moderne.

[INTERVIEW] Marie-Stéphane Maradeix. Crédit photo : DR.
[INTERVIEW] Marie-Stéphane Maradeix. Crédit photo : DR.

Pour une approche construite et réfléchie

  • Marie-Stéphane, voilà douze ans que vous avez pris la tête de la Fondation Daniel et Nina Carasso, qui est une fondation qui se créait. Vous vous êtes trouvée confrontée à un problème important puisque c’était une fondation avec une très grosse dotation, des moyens importants. Comment, devant quelques dizaines de millions à dépenser par an, envisage-t-on un projet ? 

 

D’abord, on ne l’envisage pas au regard des millions à prendre en compte, mais au regard de ce que le fondateur souhaite faire de cet argent et de sa fondation. Il faut trouver l’adéquation entre le désir de philanthropie et les réels besoins du terrain. La famille fondatrice reconnaissait elle-même ne pas connaître grand-chose en philanthropie professionnelle, aussi a-t-elle fait un travail d’apprentissage grâce à la Fondation de France et de maïeutique avec un professionnel. Deux axes avaient été identifiés : la nutrition, héritage de Daniel Carasso, et l’art qui était la passion partagée de la famille. 

 

  • Comment avez-vous procédé pour la mise en route de ces projets ?

 

Même si l’objet de la fondation décrit dans la convention avec la Fondation de France était très large, couvrant pratiquement tous les champs de l’intérêt général, l’idée était de se concentrer sur les choix de passion pour l’art et de raison à partir de l’héritage familial lié à l’alimentation. Il fallait aussi prendre en compte l’exigence d’une action en France et en Espagne, selon les souhaits de la famille. La Fondation de France, et notamment Dominique Lemaistre, nous a aidé à mettre en place ce dispositif assez complexe en raison des législations et pratiques différentes en Espagne et en France. Les premiers bénévoles experts avaient aidé à bâtir le Premio Daniel Carasso, prix scientifique interdisciplinaire et thématique sur l’alimentation durable, alors sous le radar. Cette notion venait de trouver une définition à l‘Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), selon une approche systémique qui embrassait toute la chaîne de valeur de l’alimentation, avec l’enjeu de nourrir 10 milliards d’individus en 2050. Cette définition prend en compte la dimension à la fois économique, sociale, de santé nutrition et enfin, environnementale de l’alimentation. 

Je suis arrivée au moment où le Premio Carasso était en définition.  Nous nous sommes très vite dit qu’il ne fallait pas aller sur la thématique de la nutrition qui appartenait à Danone, car nous voulions nous démarquer de l’entreprise. Nous nous sommes donc orientés vers le champ de l’alimentation durable où tout était à faire car aucune fondation n’agissait dans ce domaine.  Cela a été assez rapide puisque arrivée en octobre 2011, j’ai présenté le 9 janvier 2012 ma première stratégie « Alimentation durable et Art Citoyen » pour laquelle je me suis entourée d’experts et de consultants, car j’étais une pure généraliste et je ne connaissais ni l’un ni l’autre de ces domaines. 

L’alimentation durable pour objectif

  • Qu’entend-on par alimentation durable ? 

 

L’alimentation durable prend en compte la chaîne alimentaire, de la production à la consommation, aujourd’hui on dirait des semences aux déchets, ainsi que les piliers de la durabilité, sociaux et culturels, économiques, environnementaux, auquel nous avons ajouté un quatrième pilier sur la santé-nutrition. Nous avons ensuite abouti à une matrice croisant cette chaîne de valeur et ces quatre piliers. L’idée était de travailler chacun des croisements pour essayer d’identifier là où la fondation pourrait être pertinente. Le champ est très vaste et il y a beaucoup de choses que l’on ne maîtrise pas. Comme des problématiques liées à la production agricole, au transport, à la transformation, etc. Vous arrivez très vite sur la question des marchés, les « commodities », c’est-à-dire le prix des matières premières agricoles, et ce n’est pas une fondation qui va influer sur les marchés. Une fois les besoins identifiés, nous avons travaillé notre plan d’action pour être le plus efficace en fonction de nos ressources.  

Nous avons commencé par la France car nous n’avions pas encore d’équipe en Espagne. Très vite, nous nous sommes dit qu’il fallait renforcer la recherche, aussi avons-nous monté un programme de recherche internationale en plus du Premio Carasso. Au départ, nous avons lancé des appels à projets pour essayer d’identifier des partenaires. Guilhem Soutou, arrivé un an après moi, a affiné la stratégie et nous avons aussi travaillé avec la Fondation de France où Thierry Gissinger avait un appel sur l’agroécologie dont nous avons complété les objectifs en les liant à la question de l’alimentation.  Nous avons ainsi co-conçu l’appel à projets qui a existé pendant sept ans.

 

  • Le thème était l’agroécologie ?

 

L’agroécologie et alimentation. Il s’agissait d’un appel à projets de recherche participative que nous avons fait évoluer pour s’adapter aux besoins. Il a eu beaucoup de succès et a donné de belles choses. Toutefois nous avons arrêté parce que nous nous sommes dit que financer des projets souvent « alternatifs » ne suffisait pas pour passer à l’échelle. 

Aux débuts de la Fondation, nous avons créé un comité d’experts de très haut niveau pour mettre en place notre programme international. En 2013, nous avons tenu notre première réunion à Grenade, dans le cadre du Congrès mondial de nutrition. Nous avons cherché là où nous pouvions être utiles avec nos modestes moyens en faisant un fort effet levier. Notre comité nous a dit qu’il était indispensable de prendre en compte la dimension systémique de l’alimentation parce que si l’on veut nourrir des milliards d’individus, cela ne peut se faire simplement avec des nutriments. Il faut les nourrir en prenant en considération les questions de production, d’acheminement, d’accessibilité, de qualité, etc.  Il existait un panel d’experts sur la sécurité alimentaire (HLPE) qui dépendait du Comité de la Sécurité Alimentaire Mondiale (CSA) , émanation de la FAO. Le CSA, très politique avec son siège à Rome, traitait essentiellement des questions de sécurité alimentaire mais, à l’époque, ne parlait pratiquement pas de nutrition. En gros, la sécurité alimentaire c’était de s’assurer que les populations recevaient des nutriments suffisants pour ne pas mourir de faim, mais s’intéresser à la qualité de l’alimentation n’était pas le sujet. Notre comité nous a ainsi encouragés à créer un panel d’experts sur l’alimentation durable.

Investir sur la recherche internationale et création de l’IPES-Food

 

  • Vous avez donc travaillé sur la qualité de l’alimentation ? 

 

Nous n’avons pas travaillé seulement sur la qualité. Nous nous sommes dit que créer un panel d’experts de toutes pièces était typiquement le genre de choses qu’une fondation peut faire. Il manquait une sorte de GIEC de l’alimentation durable pour être l’observatoire sur ce sujet complexe.

Finalement, il ne s’agit pas d’enjeux financiers monstrueux, mais de rassembler des experts de disciplines différentes, qui ont envie de dépasser la vision de l’agriculture d’un côté et de la nutrition de l’autre, et de leur garantir un budget pour se réunir, pour produire, etc. Nous avons ainsi créé IPES-food (International panel of experts on sustainable food systems) avec la chance incroyable d’embarquer Olivier de Schutter, le haut rapporteur à la sécurité alimentaire de l’ONU qui quittait tout juste son mandat. Lorsque l’un de nos experts lui a proposé ce projet, il a dit : « Je ne pouvais pas rêver mieux ! », car convaincu qu’il fallait avoir cette vision systémique de l’alimentation. 

 

  • Vous passez de l’appel à projets simple vers une vision plus systémique du rôle d’une fondation qui peut intervenir transversalement et rassembler des intervenants divers afin de créer un environnement favorable sur un sujet.

 

Exactement. Le rôle de ce panel est d’identifier l’état de la recherche académique et de proposer des arguments pour éclairer les décideurs, en particulier à travers des rapports. Le panel est composé de chercheurs, mais aussi de praticiens compétents au niveau opérationnel, tous reconnus pour leur expertise dans telle ou telle discipline. Il est paritaire et international avec des représentants de tous les continents et bien sûr multidisciplinaire. On y retrouve des nutritionnistes, des écologues, des agroécologistes, des sociologues, des juristes et bien d'autres. Ils ont ainsi développé le concept « d’économie politique » pour expliquer les choses en termes simples, par exemple à travers le mapping des interactions et des acteurs de cette vision systémique, afin d’identifier les leviers et les freins sur lesquels agir. Ils ont travaillé pour aller en profondeur sur un certain nombre de sujets. L’un des premiers rapports démontrait de manière scientifique que si la planète passait totalement à l’agroécologie, elle pourrait nourrir le monde sans problème. Ce rapport a eu beaucoup d’effet, mais il y a toujours des verrous à faire sauter. Je me rappelle un dîner à Rome, avec des bailleurs de l’agroécologie. Il y avait à la table deux jeunes femmes qui représentaient l’agence allemande équivalente de l’Agence française de développement. Elles expliquaient qu’elles étaient là parce que leur directeur général était venu les voir avec un rapport sur l’agroécologie en leur disant qu’il fallait désormais que l’agence finance cette pratique. C’était le rapport d’IPES-Food.

Agir de façon systémique par des alliances internationales

  • En douze ans, au moment où vous allez quitter la fondation, que considérez-vous donc être les réalisations majeures ? 

 

Tout d’abord je n’aurai jamais la prétention de dire que notre action a été décisive. Nous avons su prendre le sens de l’histoire par rapport à un mouvement qui a pris de l’ampleur et nous y avons contribué. Ainsi, au plan international, IPES Food a trouvé sa place. Pourtant, en 2019, nous avions le sentiment de couvrir trop de thématiques pas toujours cohérentes les unes avec les autres. Par exemple, nous financions les Universités du Michigan, d’Oxford ou de Columbia sur des projets de recherche très ancrés sur des terrains comme le Malawi ou la Colombie, et nous n’en tirions pas grand-chose comme enseignement sur nos enjeux d’alimentation durable en France et en Espagne. Nous avons donc arrêté le programme de recherche internationale pour nous recentrer sur nos deux pays d’intervention. Nous avons néanmoins conservé notre soutien à IPES Food et notre participation à la Global Alliance for the Future of Food, un réseau de 30 fondations internationales sur les questions d’alimentation avec une approche systémique qui est due en partie à notre influence. La Global Alliance est devenue le représentant international des fondations sur cette question, à tel point qu’elle est en passe d’obtenir un siège au CSA pour représenter notre secteur. 

 

  • Combien de pays sont membres de la Global Alliance ?

 

Il y a près de trente fondations, dont la moitié d’américaines, près de dix européennes — dont deux fondations françaises —, une fondation indienne et une brésilienne. 

Financer de l’aide structurelle pour favoriser l’action des alliances

  • N’avez-vous pas réussi à constituer un groupe européen ?

 

Si, nous avons un échelon européen qui fonctionne très bien. Avec, au départ, des Italiens, des Allemands et la Fondation de France, nous avons créé le groupe thématique European Foundations For Sustainable Food and Agriculture (EFSAF), au sein de l’EFC (PHILEA), sur les questions de l’alimentation durable. Le groupe s’est élargi et il est présidé par Mathilde Douillet, responsable de l’axe alimentation durable de la Fondation Carasso. C’est un des groupes les plus dynamiques qui s’est révélé utile lors de la dernière réforme de la Politique Agricole Commune (PAC). À l’époque, nous avions décidé de ne pas mutualiser de financements, mais d’aligner des objectifs stratégiques communs.  

Le premier objectif était issu d’un travail effectué par la fondation du Parti Vert en Allemagne, la Fondation Heinrich-Böll, qui avait réalisé un atlas pour mettre en lumière l’impact vert de la PAC précédente. Au sein d’EFSAF, nous avons décidé de financer la réalisation d’un même format d’atlas dans tous les pays qui comptent pour la PAC : France, Espagne, Allemagne, Pologne et Italie. Ainsi, chaque fondation présente dans l’un de ces pays finançait son atlas et les pays qui n’avaient pas de fondation, comme la Pologne, recevaient de l’argent d’autres fondations pour financer cette étude.

La deuxième étape consistait à financer des réseaux d’ONG qui faisaient du plaidoyer sur la question de la PAC. En France, nous avons réactivé le collectif « Pour une autre PAC » et, en Espagne, la Fondation Carasso a créé « Por una otra PAC ». Ce sont des collectifs qui rassemblent plusieurs dizaines d’ONG de nature différente, environnementalistes, agricoles... 

Pour le troisième étage de la fusée, nous avons financé au niveau européen des coalitions de type « grassroot organizations », des mouvements citoyens qui se mobilisent sur ces sujets. Ce travail a été totalement coordonné au sein d’EFSAF et a été une belle réussite de coopération entre fondations. Pour moi, qui ai pas mal pratiqué le collectif entre fondations, j’ai trouvé cette approche très intelligente, car chacun vient avec ses spécificités et son budget, et nous avons réussi à déterminer un agenda commun qui ne remette pas en cause l’identité de chaque fondation. Il y a eu une vision et une stratégie communes qui ont mis du temps à se créer, mais qui ont été assez intelligemment menées par les fondations. 

Au niveau national, nous avons également eu quelques belles réussites.  Nous avons d’abord lancé des appels à projets pour saturer l’écosystème et repérer les acteurs. Ensuite, nous avons eu une stratégie de soutien de têtes de réseaux de manière à démultiplier les actions. Puis, nous avons travaillé la question du plaidoyer. Nous avons aussi toujours financé la recherche et sommes partenaires depuis dix ans de la Chaire UNESCO Alimentations du monde, à Montpellier, qui est un peu notre think tank. Nous avons financé des mises en réseau et je vais prendre un exemple assez concret. Emmanuel Macron, durant son premier mandat, a initié les États généraux de l’alimentation qui ont rassemblé toutes les grandes catégories professionnelles concernées. Les petites ONG dédiées aux questions d’alimentation se trouvaient en ordre dispersé. Nous avons favorisé une coordination ad hoc pour les États généraux, de manière à ce que ces ONG, représentant différentes facettes de la question de l’alimentation, puissent se coordonner et être présentes dans les groupes de travail. Nous avons financé du temps de consultant pour aider à cette coordination. Ainsi, ces ONG ont eu un agenda commun, ont travaillé en bonne intelligence et ont parlé au nom du collectif. Cela a été très important puisque nous avons réussi à pousser un certain nombre de sujets, notamment celui de la précarité alimentaire en faisant entendre des voix complémentaires à celles de la Croix-Rouge, des Restos du Cœur, ou des banques alimentaires. En effet, ces grandes associations ont le monopole de l’aide alimentaire selon des schémas que nous contestons un peu, car ils reposent avant tout sur des enjeux de sécurité alimentaire sans toujours tenir compte de la qualité nutritionnelle, de l’origine des aliments, mais aussi de l’implication des bénéficiaires dans leurs choix alimentaires. 

À la recherche de modèles alternatifs et sociaux

  • Que proposiez-vous à la place ?

 

Justement, grâce à nos appels à projets, notre « filet de pêche », nous avions commencé à remonter un certain nombre d’initiatives très intéressantes qui traitaient aussi des questions de dignité des personnes. Ce sont les bénéficiaires eux-mêmes qui disent ce qu’ils veulent, comme la prise en compte de la qualité des produits. Le plus bel exemple est Vers un réseau d’achat en commun (VRAC), devenue une star du moins française et presque européenne. Le principe de cette association, née à Vénissieux, est de travailler avec les bailleurs sociaux et les habitants des HLM pour acheter en vrac des produits de qualité, le plus souvent locaux. Les produits sont choisis via un catalogue travaillé avec les habitants, ils sont vendus à prix coûtant, sans marge. Cette activité crée du lien social, car ce sont des bénévoles qui se chargent des distributions hebdomadaires. Ils en profitent pour faire des concours de cuisine, organiser des visites chez les petits producteurs locaux ou emmener les enfants rencontrer le paysan du coin. Ce projet a été soutenu au départ par la Fondation Abbé Pierre et la Fondation Carasso pour les aider à pérenniser et essaimer le modèle. Nous les avons aidés à grandir, à démultiplier leurs points de distribution. Le modèle économique pouvait tourner localement, avec les bailleurs sociaux, les subventions publiques et le bénévolat. Ils ont créé un fonds de dotation et nous les avons outillés avec de l’accompagnement stratégique. Aujourd’hui, nous finançons le fonds de dotation et son ingénierie. VRAC est aujourd’hui présente dans presque toute la France et à Bruxelles, avec près de 90 points de distribution. C’est surtout devenu un modèle reconnu par les pouvoirs publics, dans le cadre des États généraux de l’alimentation, puis en bénéficiant de l’une des plus grosses subventions du Plan de Relance. C’est un modèle qui développe une nouvelle forme d’alimentation prenant en compte les vrais besoins des personnes et le respect de la planète.

 

  • Mais ce modèle est-il un modèle durable ou expérimental ? L’agriculture raisonnée, biologique est malmenée aujourd’hui avec l’augmentation des prix et des coûts, puisqu’on voit même le bio qui régresse dans les supermarchés. Est-ce une vraie alternative économique pour les producteurs ?  

 

C’est un sujet qui est forcément très complexe et qui dépend des aléas et de la conjoncture. Et on sait bien qu’en ce moment elle est mauvaise. Le modèle agroécologique s’est beaucoup développé ces dernières années, il a même été un peu boosté pendant le Covid parce qu’il y a eu un besoin de proximité, de renouer avec les petits commerçants locaux, mais il a ensuite été freiné par la guerre en Ukraine et l’inflation. Toutefois, je pense que c’est un mouvement qui est en soi irréversible mais qui, malheureusement, ne vas pas renverser le modèle conventionnel ultra transformé avec usage de pesticides, parce qu’il y a trop d’intérêts économiques. Un jour, nous prendrons une vraie claque dans la figure, car l’ensemble de la chaîne alimentaire, transport compris, représente 30 à 35 % des gaz à effet de serre. Je ne suis pas Madame Irma et je ne sais pas si le bon sens l’emportera. 

 

  • Votre travail, c’est de produire des modèles alternatifs qui pour vous ont montré leur efficacité.

 

Oui, ils ont montré leur efficacité et leur viabilité. En plus, tout ce qui est culture agroécologique nécessite plus d’hommes et de femmes que la culture intensive hautement mécanisée. Ce sont donc de vraies questions sociales et économiques. Les agriculteurs sont pieds et poings liés au modèle conventionnel et je blâme certains syndicats et certains intérêts économiques qui verrouillent le système pour leurs propres intérêts. Quand les syndicats et les coopératives disent qu’ils défendent les agriculteurs, et quand les Bretons disent que l’agriculture intensive a sauvé la Bretagne de la pauvreté, je ne sais pas si les agriculteurs aujourd’hui sont tellement plus riches. Je crois surtout qu’ils sont très endettés et désespérés de leur avenir. Je suis persuadée qu’il faut continuer à creuser ce sillon parce que, de toutes façons, il n’y a pas d’autre choix : ce modèle agro-intensif nous emmène droit dans le mur !

 

Quel rôle pour les fondations ?

 

  • À travers votre action sur l’alimentation, vous montrez comment les fondations peuvent être utiles si elles ont une large capacité d’intervention. Un problème persiste qui est celui des gouvernances qui souvent ont beaucoup de mal à comprendre que des dépenses qu’elles appellent des frais de fonctionnement sont en réalité des frais d’investissement. 

 

La juste place que peut avoir une fondation, c’est de contribuer à une vision globale d’un sujet. Quand vous mettez en musique différents axes : expérimentation, essaimage, réseaux, plaidoyer, recherche, prospective et aidez à forger du collectif, du réseau, vous arrivez à faire bouger les lignes et les acteurs. Vous contribuez à votre juste place à faire en sorte que les rouages du système bougent dans un sens qui va mieux, même si vous ne faites pas encore bouger les grosses roues. Votre action permet le changement d’échelle, pour que les projets soutenus soit ensuite aidés éventuellement par la subvention publique, comme Vrac qui a eu l’aide du Plan de Relance, et par le mécénat. 

Lorsque je suis arrivée à la Fondation, j’avais annoncé qu’il fallait financer les dépenses structurelles parce que sans structure il ne peut y avoir de projets. Je n’ai jamais eu de problème pour faire passer ce message à ma gouvernance qui a compris que soutenir des projets sans aider les organisations fragilise ces dernières.

Création de la Coalition Climat

  • Vous vous être très fortement engagée dans la création de collectifs. Vous avez ainsi contribué à la création de la Coalition des fondations pour le Climat (CffC).

 

Oui, nous l’avons imaginé à Paris en 2019 lors de l’assemblée annuelle du Centre Européen des Fondations, devenu PHILEA. Lors de cette conférence, il y avait quelques grandes thématiques qui revenaient dans les débats, le climat, l’immigration et les périls sur les démocraties avec ce qui se passait en Europe de l’Est. C’était absolument passionnant et je me suis alors amusée à regarder quels étaient les chiffres de l’Observatoire de la Philanthropie sur le mécénat lié à l’environnement au sens large.  Il n’y avait que 3 % des financements des fondations qui allaient sur ces causes-là. C’était un vrai décalage entre les grands discours des fondations et la réalité. J’ai constaté que c’était la même chose en Europe et aux États-Unis. Et cela a été « mon réveil climat ». Avec Isabelle Le Galo, déléguée adjointe de la Fondation Carasso en Espagne, nous avons écrit un papier d’une vingtaine de pages sur cette thématique, un appel à l’action que nous avions appelé « La coalition du compte à rebours », parce nous étions pile dans le discours de l’ONU qui en 2019 soulignait qu’il ne restait plus que dix ans pour agir. J’ai diffusé ce texte et j’en ai tiré une tribune qui a eu un certain écho. 

À la même époque, six fondations anglaises avaient engagé une réflexion identique. Le processus s’est enclenché à la suite d’une visioconférence avec le coordinateur anglais, le Centre Français des Fonds et Fondations (CFF), DAFNE et la Fondation Carasso. 

J’ai proposé de financer la démarche et nous avons bâti la coalition en même temps au niveau français, espagnol, britannique et européen à travers DAFNE, nous avons ensuite financé le niveau international avec WINGS. Cette coalition s’est créée autour d’un certain nombre d’engagements que chaque fondation peut signer dans le cadre d’un manifeste.

 

  • Quelle est l’ampleur de la coalition aujourd’hui ?

 

Il y a plus de sept cents fondations qui ont signé. Au niveau international, WINGS est très actif. Son objectif est de proposer aux fondations qui n’ont pas de coalition nationale de signer l’engagement international. WINGS est maintenant en train d’essayer de formaliser d’autres coalitions nationales. De son côté, au niveau européen, PHILEA a proposé des outils, des fiches pratiques, des guides. En commun, nous avons le manifeste avec les six piliers et chacun propose des activités, des conférences, des guides, des outils pour accompagner les fondations dans leur chemin climatique. On parle de « climat » parce que c’est le côté drapeau étendard, mais on traite de toutes les questions environnementales.

Comment renforcer la philanthropie ?

  • Ayant été très engagée dans ce secteur, que pensez-vous de la philanthropie en France ? Il y a un certain nombre de personnes qui trouvent que la philanthropie est un modèle illégitime. À travers tout ce que vous dites, on voit que les fondations ont un rôle dans l’avenir. Comment voyez-vous l’avenir de la philanthropie avant de tourner la page ?

 

Je ne vais pas tourner la page. Je suis admise à Dauphine en Sciences de gestion, au sein d’un programme de PhD, et je vais m’engager dans la rédaction d’une thèse qui va porter sur la légitimité des fondations. Je souhaite analyser comment le niveau micro qu’est la fondation pourrait s’organiser pour être la moins illégitime possible.  Les sujets vont porter sur les questions de gouvernance, de méthodes, de dotations pérennes ou non pérennes, de prise en compte des enjeux de démocratie, et comment l’organisation peut s’adapter et évoluer pour être finalement la moins illégitime possible.

Quand on regarde les raisons de ces procès en illégitimité, on se réfère beaucoup aux fondations américaines richissimes comme la Fondation de Bill et Mélinda Gates qui ne rend de compte à quasiment personne. Le modèle américain est très différent parce que les milliards de dollars mis sur la table n’existent pas chez nous. La dotation de la fondation Gates est supérieur au PIB de la Tunisie et elle est le deuxième bailleur de l’OMS. Ils sont trois, Bill Gates, sa femme et Warren Buffet à prendre les décisions qu’ils veulent. Il n’est pas élu, il n’a pas d’actionnaires… Pourquoi ne pas porter un regard critique qui serait producteur de progrès ? J’ai tendance à dire que la philanthropie moderne est consanguine avec le capitalisme, puisqu’elle naît de l’apport d’argent de personnes qui ont fait des fortunes issues de ce modèle. C’est une donnée avec laquelle il faut faire. Mais la philanthropie doit promouvoir la démocratie, en donnant la parole aux gens, en créant du lien social, en réintégrant les gens dans la société.  

 

  • La philanthropie est un enfant du capitalisme ?

 

La grande philanthropie moderne, depuis le début du XXe siècle, est un enfant du capitalisme. Une fois cela dit, on peut critiquer cet état de fait et l’on voit beaucoup d’idéologies et de critiques à ce sujet. 

La juste place des fondations

  • Mais c’est aussi une enfant de la charité…

 

Oui, c’est aussi un enfant de la charité et j’ai découvert avec beaucoup d’intérêt dans le livre d’Anne Monier, ouvrage collectif de différents chercheurs sur la question démocratie et philanthropie, un article qui parlait de la philanthropie à l’époque du régime censitaire avant 1848. Il montrait comment la philanthropie était un attribut des personnes éclairées, celles qui ne pouvaient pas voter, alors que les nobles étaient ceux qui votaient et étaient éligibles. Finalement, la philanthropie était un moyen pour les intellectuels et ceux qui maîtrisaient la technique, de montrer leur poids et leur pouvoir. 

J’ai abordé ces questions de posture des fondations avec ma gouvernance parce que, lorsque l’on cherche à contribuer à la transformation de la société, pour qu’elle soit plus juste et plus inclusive, il faut toujours le faire à la juste place qui est la nôtre. Nous n’allons pas révolutionner le monde, mais contribuer à faire en sorte que les choses aillent dans le bon sens. Par exemple, je pense que la force de la philanthropie est de pouvoir être dans les interstices. Cela peut être soit des sujets qui ne seront jamais traités par l’État parce que cela concerne trop peu d’individus, soit des alternatives à des problèmes qui sont sous le radar et qu’il faut aider à faire émerger. Cela, pour moi, est un rôle crucial de la philanthropie. 

Par ailleurs, je pense qu’une fondation a un rôle essentiel pour rassembler les gens. C’est un terrain qui permet les expressions diverses et les constructions positives au service de tous. Je me base sur les belles réussites de la Fondation Carasso dont nous avons parlées : le collectif des États généraux de l’alimentation et le collectif sur la PAC ;  le collectif « Nourrir » qui rassemble de nombreuses ONG d’horizons différents, un peu l’équivalent de Coordination Sud, mais sur les questions d’alimentation, et qui va devenir l’interlocuteur des pouvoirs publics ; et bien entendu, la Coalition des fondations pour le Climat. Je pourrai également en citer en Espagne, comme le think tank Alimentta ou le Livre blanc de l’alimentation durable. Pour obtenir ces réussites, il faut du temps, de la patience, de l’investissement en personnel, de l’argent pour des consultants, et beaucoup de conviction. Rob Reich, le fameux chercheur américain qui questionne la légitimité des fondations, reconnait qu’il y a deux choses qui les « sauvent » : aller là où l’État ne va pas, et la notion de temps long, car les fondations n’ont pas la pression de l’élection, ou celle de la rentabilité des actionnaires. Je suis assez d’accord avec lui. 

Le droit au risque

  • Que pensez-vous de la question de l’impact actuellement mis en débat ?

 

Pour agir sur des sujets complexes, il ne faudrait pas être sans arrêt sous la pression de l’impact, souvent imposée par la gouvernance qui veut des résultats immédiats, alors que le changement s’inscrit dans le temps long. 

Le pire sont sans doute les KPI (Key Performance Indicators). Les KPI peuvent en dire un peu sur l’activité, car il s’agit d’indicateurs, mais on y agrège souvent des carottes et des navets. En tous les cas, ils ne parlent pas d’impact. L’impact est le résultat d’une transformation profonde, dans la durée.

Aujourd’hui, la mesure d’impact devient la mainmise de cabinets de consultants qui imposent des normes, avec un rôle ambigu de l’État ou des bailleurs qui, lorsqu’ils donnent des subventions, veulent systématiquement des impacts qu’il faut prévoir ex ante

Les fondations devraient revendiquer le droit de ne pas avoir d’impact, le droit de se tromper, celui de tenter quelque chose qui n’aura pas forcément d’impact, mais on le tente, on expérimente et si c’est un échec, ce sera justement parce qu’on aura eu le courage de cette expérimentation. Si l’on veut absolument mesurer de l’impact, il faudrait presque choisir des sujets qui ne présentent pas de risque. Ceci étant dit, la mesure d’impact a toujours été au cœur de ma pratique et je ne dénigre pas du tout son intérêt, mais il ne faut pas en faire la règle absolue.

Pour une philanthropie moderne

  • La question de la démocratie et des nouvelles modalités d’action est peu traitée par les gouvernances. 

 

Je pense personnellement que le modèle de fondation très descendant, très précautionneux, tournée vers la pérennité, est inapproprié pour la société d’aujourd’hui. Il existe une nouvelle génération de fondations basées sur l’approche de la « trust based philanthropy ». Il s’agit d’écouter et de prendre en compte l’avis de ceux qui connaissent le mieux les besoins et qui sont donc les plus à même d’en parler, bref, de redonner le pouvoir d’agir aux bénéficiaires. Aujourd’hui, il y a de nombreux jeunes philanthropes qui sont sensibles à cette approche plus égalitaire, moins descendante. Je pense que c’est cela l’avenir, mais cela nécessite de véritables transformations culturelles et organisationnelles. C’est donc un vrai sujet et je lance peut-être un pavé dans la mare…

 

  • Pas du tout. Ce que vous avez présenté en matière de processus est absolument passionnant et tout ce qui pourra donner plus de force et légitimité aux fondations sera très utile. Merci infiniment de m’avoir accordé ce temps. 

 

 

Propos recueillis par Francis Charhon

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