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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 11 octobre 2022 - 18:29 - Mise à jour le 25 janvier 2023 - 23:25
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[INTERVIEW] Robert Fohr : « Le mécénat fait partie de l’histoire de la culture en France »

Robert Fohr a été pendant trente ans un acteur important du développement du mécénat en France.Il nous relate comment le ministère de la Culture a été le fer de lance de ce développement et les étapes qui ont conduit à la modernisation de la philanthropie. Il propose aussi des voies pour faciliter la générosité des mécènes grands ou plus modestes.

Robert Fohr : « Le mécénat est une composante de la vie culturelle à toutes les époques »
Robert Fohr : « Le mécénat est une composante de la vie culturelle à toutes les époques »

La création de la mission mécénat

  • Robert Fohr, vous avez été l’homme du mécénat du ministère de la Culture et vous avez vu l’arrivée du mécénat en France pour la culture. En quelques mots quelle a été votre trajectoire professionnelle au ministère de la Culture ?

 

Je dois dire d’abord que je suis historien et historien de l’art de formation. Ce n’est pas anodin par rapport à mon parcours parce que c’est l’histoire de l’art qui m’a rapproché du ministère de la Culture. Avant de rentrer au ministère , j’ai travaillé dans l’édition et dans la presse. J’ai été notamment journaliste pigiste et critique d’art au Quotidien de Paris. J’ai eu la grande chance d’avoir été pensionnaire de l’Académie de France à Rome, la Villa Medicis, de 1981 à 1983 comme historien de l’art. Cela a été un apport essentiel à ma culture évidemment et à ma connaissance du monde et des réseaux culturels. Je suis rentré au ministère au début du mois de février 1992. J’a été recruté sur le poste de chef de la mission de la communication de la Direction des musées de France avec également, au tout début, la charge de la communication de  la Réunion des Musées Nationaux. Cela m’a beaucoup intéressé parce que la feuille de route était de construire une politique de communication pour les musées de France, en plein renouveau. Ce travail m’a très vite ouvert sur le mécénat parce que dès cette époque les services du ministère cherchaient des financements pour des opérations comme les grands rendez-vous annuels, tels la Fête de la Musique et les Journées du patrimoine. Côté musées le rendez-vous annuel s’appelait « Musées en tête ! » devenu ensuite « Le Printemps des musées » puis « La Nuit des musées » que nous avons lancée et qui existe toujours.  Tout cela se faisait avec les collectivités, des partenaires étrangers et déjà le soutien d’entreprises…

L’ouverture aux entreprises

  • En 1992, le soutien des entreprises existait déjà ?

 

Bien sûr, toutes les grandes expositions de la Réunion des Musées Nationaux au Grand Palais, par exemple, étaient soutenues par de grandes entreprises. Mais à l’époque, la frontière entre mécénat et parrainage (sponsoring) n’était pas très claire et, malgré la loi Léotard de 1987, les choses restaient un peu confuses à ce niveau-là. 

 

  • La Loi Léotard portait sur quel sujet ? 

 

Il s’agit de la loi du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat. C’est une loi qui n’a pas changé grand-chose en termes d’incitations fiscales, mais qui en revanche a eu le mérite éminent d’introduire pour la première fois dans le droit français une définition de la fondation. Elle sera complétée par la loi Lang du 4 juillet 1990 qui a créé le statut de fondation d’entreprise. J’ai donc été très vite amené à m’occuper du mécénat qui à l’époque effectivement était souvent considéré comme une activité complémentaire de la communication. Les entreprises, avant même la loi décisive du 1er août 2003, relative au mécénat, aux associations et aux fondations, dite « loi Aillagon », s’engageaient beaucoup dans le mécénat culturel parce que c’était un faire-valoir très efficace, un élément fort de communication externe, et très propice aux relations publiques. La deuxième chose qui a été très importante lors de mon entrée dans le mécénat était l’application du dispositif relatif aux « trésors nationaux », créé par la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, le fameux dispositif avec un avantage fiscal de 90 % du montant du versement de l’entreprise mécène. En effet, pour réaliser des acquisitions importantes pour les collections publiques, il fallait trouver pas mal d’argent. Aussi me suis-je beaucoup investi dans ce domaine, notamment pour la première opération qui était l’achat d’un ensemble de tableaux d’Oudry pour le musée du Louvre, réalisé grâce à une grosse PME du secteur de la distribution automobile, PGA Holding. Après (nous sommes donc au début des années 2000), il y a eu bien d’autres opérations et les grands groupes comme AXA mais aussi de petites entreprises comme Lusis et bien d’autres ont beaucoup soutenu la politique d’acquisition des musées grâce à ce dispositif, individuellement, ou dans des opérations de mécénat collectif.

 

  • Pour préciser ce point, il s’agissait de tableaux, d’œuvres qui quittaient de France ou entraient dans des collections privées si l’on ne trouvait pas les moyens d’en faire l’acquisition.

 

Effectivement, c’est un dispositif protecteur, mais moins protecteur que ne l’avait été le précédent dispositif qui remontait à la période de l’Occupation. D’ordonnance de Vichy, il était devenu une loi à la Libération avec un contrôle systématique des demandes d’exportation et l’exercice d’un droit de préemption en douanes qui a permis de faire rentrer un grand nombre d’œuvres importantes dans les collections publiques. Le dispositif Trésors nationaux de 2002 que la loi Aillagon a pérennisé et élargi était un dispositif beaucoup plus libéral puisqu’on ne retenait finalement bon an mal an qu’une quinzaine de biens culturels qui faisaient l’objet d’une interdiction temporaire d’exportation. Pendant cette période, l’État cherchait des moyens pour les acquérir, sinon ces biens repassaient sur le marché ou restaient à leur détenteur d’origine qui voulait simplement exporter pour sortir de France, sans vouloir forcément vendre. 

L’opération annuelle des musées et le financement de l’acquisition des trésors nationaux m’ont fait entrer en contact avec beaucoup d’entreprises. C’est ainsi que je suis devenu, dans le domaine de la culture, un spécialiste du mécénat au sein du ministère, et un praticien du fundraising.  

Développement de l’ancrage territorial

  • Personne ne s’occupait formellement de mécénat ?

 

Il y avait évidemment déjà des services en charge du mécénat dans les plus grands établissements. Il y avait à l’AROP, à l’Opéra de Paris, au Louvre un service dédié, lié à la communication, etc. Mais cela n’existait pas vraiment au sein du ministère de la Culture lui-même. Jean-Jacques Aillagon, qui voulait que la loi du 1er août 2003 connaisse rapidement des applications, a donc créé, en juillet 2003, la « Mission mécénat » rattachée directement au cabinet du ministre. Mon prédécesseur François Erlenbach, qui n’est resté qu’un peu plus de deux ans, avait mis en place un certain nombre de choses bien pensées et utiles que j’ai reprises lorsque j’ai été nommé par Renaud Donnedieu de Vabres début février 2006. Nous avons dès le départ développé les relations avec le monde économique et des institutions juridiques dotées de réseaux territoriaux. Cela a représenté un gros travail pour la petite mission mécénat que de créer un maillage de « correspondants » à travers le pays avec les chambres de commerce, l’ordre des experts comptables, le conseil supérieur du notariat et plus récemment depuis 2015, le conseil national des barreaux. Ainsi nous avons des correspondants mécénat dans les établissements du ministère mais aussi dans les DRAC (Directions Régionales des Affaires Culturelles) et nos partenaires de même dans les différentes instances de leurs propres réseaux. Cette organisation nous a permis de rapprocher les entreprises et les acteurs culturels en faisant connaître les nouvelles dispositions incitatives en vigueur. Combien de rencontres avons-nous ainsi organisées ou suscitées à travers tout le pays, y compris en outre-mer ? Je ne les compte plus. Une dimension essentielle du travail que nous avons mené et qui se poursuit autour de cette loi, c’est de la protéger en favorisant les « bonnes pratiques », ce qui nous a du reste conduits à publier plus tard, en 2014, une « charte du mécénat culturel ».

Nous voulions avant tout implanter la culture du mécénat sur les territoires au plus près des collectivités, au cœur des entreprises, et auprès des citoyens, et faire en sorte que les choses se passent dans le respect des principes de la législation, notamment le respect de l’intérêt général qui est la notion-clé  du système français du mécénat. On entendait souvent dire à l’époque que l’État avait inventé cette législation parce qu’il souhaitait se retirer financièrement d’un certain nombre d’engagements. En fait ce n’était pas du tout l’intention initiale, ce que m’a confirmé Jean-Jacques Aillagon lors de la préparation du grand colloque des dix ans de la loi qui porte son nom. La volonté initiale était de favoriser l’initiative privée dans le champ de l’intérêt général. Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, l’avait exprimé clairement lorsqu'il a dit en introduisant la loi de 2003 : « l’État n’a plus le monopole de l’intérêt général ». C’était au fond mettre en place, à travers cette législation, un partage de responsabilités entre le public et le privé et cet enjeu-là m’intéressait et me motivait bien sûr énormément.

 

  • Au sein de la sphère publique beaucoup de monde a oublié ce qu’avait dit Jean-Pierre Raffarin et c’est regrettable. 

 

Et pourtant c’était la volonté du Président de la République, du Premier ministre qui ont donné le feu vert à cette législation dont l’application coûte à l’État. On pouvait en effet prévoir que la dépense fiscale serait exponentielle, et de fait elle n’a jamais cessé d’augmenter. Cela montre d’ailleurs que la cause du mécénat a bien pris autant dans le monde des entreprises que chez les particuliers.

 

  • Cela se fait au service du bien commun et des politiques publiques. On parle de dépense fiscale. Ne serait-ce pas une contribution de l'État à l'intérêt général et une aide aux acteurs qui agissent dans des domaines où l’intervention publique est insuffisante ?

 

Absolument, et donc en tant qu’historien je connaissais assez bien l’évolution des institutions en France.  La construction d’un État centralisé qui lève beaucoup d'impôts, pour précisément financer l’intérêt général. Souvenez-vous que c’est sous l’impulsion de l’abbé Pierre, dans le cadre de l’appel lancé par lui durant le dur hiver 1954 et que la presse a appelé « l’insurrection de la bonté » que les premières mesures de déduction des dons ont fait leur apparition dans le Code général des impôts cette année-là. Je pense qu’en 2003 on franchissait une nouvelle étape en donnant généreusement cette possibilité à la société civile de contribuer aux politiques publiques, mais aussi d’ouvrir les portes à d’autres innovations. C’est là un aspect fondamental du développement du mécénat qui est à tous égards un espace d’innovation au service de l’intérêt général, notamment à travers les fondations. 

Faire reconnaitre le mécénat par les acteurs culturels

  • Le mécénat a-t-il été bien compris par un certain nombre d’établissements publics, de musées... ? À l’époque où l’on disait que travailler avec le mécénat c’était un peu travailler avec le diable… ou bien vendre son âme. Y a-t-il eu un besoin d’éducation pas seulement dans les réseaux, mais aussi un besoin de meilleure compréhension par l’administration culturelle globalement ?

 

Oui certainement, non par l’administration culturelle, je dirais plutôt par les acteurs culturels. Le monde des musées était complètement acquis au mécénat. Les traditions d’échanges entre les grands musées européens, les musées d’Amérique du Nord en particulier, avec les soutiens apportés par le secteur privé à ces manifestations, étaient des pratiques habituelles pour les musées. Je disais précédemment que les expositions de la RMN au Grand Palais avaient toujours le soutien de grandes entreprises, par exemple le groupe LVMH. Les musées eux-mêmes, si l’on parle des donateurs privés, ont beaucoup reçu et continuent de recevoir des dons, qu’il s’agisse de dons de collections, ou de dons, de legs… C’est constitutif de l’histoire des collections publiques.

 

  • Il y a aussi les dations. Mais les musées ne couvrent pas tout l’espace culturel. 

 

Non. Dans d’autres secteurs de la culture, en particulier le secteur du spectacle vivant et notamment du théâtre il y a eu pendant un moment des réticences idéologiques, avec la crainte de voir arriver les puissances de l’argent qui allaient se saisir des programmations et tout régenter. En fait, c’est un fantasme parce que cela ne s’est jamais passé comme cela, ou alors de manière très exceptionnelle. Je pense que le mécénat est aussi un espace de développement du respect mutuel entre mécènes et mécénés. On constate en effet très souvent que les mécènes ne vont pas se mêler de la création, des programmes. Les structures culturelles manifestent de plus en plus un intérêt pour leur mécène en les associant par exemple, à leur gouvernance et en faisant aussi en sorte que les mécènes trouvent leur compte dans les partenariats qui sont noués. Je crois beaucoup à cette idée que le mécénat a favorisé le rapprochement entre des mondes qui pendant longtemps se sont tenus à distance.

 

  • La loi Aillagon a-t-elle permis d‘augmenter votre activité ? 

 

La Mission avait été créée dans le but de faire connaître le nouveau cadre législatif du mécénat, encore une fois pour accompagner le développement de cette pratique à travers le pays, et notamment du mécénat culturel. De fait, le mécénat culturel a beaucoup profité de cette législation, comme tous les secteurs. Le secteur culturel a été leader pendant quelques années, jusqu’à la crise financière de 2008-2010, où il y a eu une espèce de basculement. Les entreprises, les grandes entreprises principalement, se sont tournées plutôt vers les causes sociales, vers la solidarité. Et la culture, sans perdre ce qu’elle recevait en mécénat annuellement, a néanmoins perdu en pourcentage la première place qu’elle avait, au profit de causes jugées dès lors plus urgentes (ou des engagements plus aisés à justifier dans cette grave période de crise mondiale).

Le ministère de la culture moteur du mécénat en France

  • Peut-on dire que le ministère de la Culture a été le moteur de l’évolution du mécénat en France ? Jean-Jacques Aillagon avait bien dit qu’il avait agi pour la culture, mais qu’il était conscient que les mesures ne pouvaient pas toucher uniquement la culture et que tous les secteurs étaient concernés. À la culture vous avez été les précurseurs. 

 

C’est le ministère de la Culture qui a tenu la plume, en liaison évidemment avec Matignon, Bercy, le ministère en charge des associations et l’Intérieur évidemment pour les fondations, pour la rédaction des lois de 1987 et  2003. Il faut dire que depuis Malraux, la Culture avait  toujours joué un rôle particulier dans le développement de cette cause. C’est Malraux qui, regrettant l’absence d’un grand véhicule pour la philanthropie française, et vous le savez bien puisque vous avez été Directeur général de la Fondation de France, avait lancé l’idée de créer cette grande Fondation. Cette grande idée a été mise en œuvre par l’intervention d’un juriste, d’un conseiller d’État, Michel Pomey. Et les ministres de la Culture successifs encore une fois se sont tous intéressés au mécénat, d’ailleurs pour une raison très simple, c’est que le mécénat fait partie de l’histoire de la culture. Le mécénat est une composante de la vie culturelle à toutes les époques. Les artistes vont chercher auprès des mécènes des soutiens dont ils ont évidemment besoin pour créer et pour vivre, mais c’est aussi leur public. 

Je pense qu’à un moment dans les réflexions préalables à la législation on s’est interrogé sur le choix du terme le plus adéquat.  Le mot « mécénat » s’est imposé : il vient du nom du plus célèbre mécène de la Rome Antique, Caius Cilnius Maecenas, ami d’Auguste, protecteur de Virgile, de Properce et d’Horace, et renvoie donc à la culture, à la littérature et aux arts. On aurait pu hésiter et préférer « philanthropie » mais cela aurait été beaucoup plus général et moins concret.

« La mission mécénat » en action 

  • Que fait la mission du mécénat que vous venez de quitter ? 

 

D’abord, la Mission du mécénat mène un travail invisible, c’est un service de conseil aux porteurs de projets culturels, aux entreprises, aux particuliers, pour développer des projets. Par exemple, il est arrivé, encore très récemment, que des entreprises lui demandent de les aider à définir l’outil juridique le mieux adapté à la mise en place d’une démarche de mécénat. Les particuliers se posent également la même question de l’engagement parce qu’ils ont une collection, parce qu’ils ont un intérêt très fort pour le secteur culturel. Comment fait-on pour devenir mécène dans tel ou tel secteur ? Ce sont aussi des choses beaucoup plus simples et assez fréquentes qui consistent à relire pour une association des statuts, en vue d’une demande de rescrit fiscal, pour obtenir l’éligibilité au mécénat. 

C’est aussi un service qui collecte et analyse des données, en particulier celles émanant des cent opérateurs du ministère de la Culture, c’est-à-dire des grands établissements culturels comme le Louvre, l’Opéra, Versailles, etc. Ce travail s’est beaucoup développé depuis qu’en 2018 la mission a été rattachée à la Sous-direction des affaires économiques et financières au sein du grand Service des affaires financières et générales du Secrétariat général du ministère.

Mais le rôle de conseil est très central dans l’activité de la Mission du mécénat, c’est vraiment du service public. Au-delà du conseil, il y a une activité beaucoup plus visible qui est effectivement un programme de conférences assez connu, intitulé « Les jeudis du mécénat » (pas loin de 80 depuis fin 2005) sur des thèmes de l’actualité du mécénat culturel avec parfois l’invitation de personnalités à qui nous donnons carte blanche, mais aussi l’organisation de grands colloques à certains moments-clés. Nous avons ainsi fêté les dix ans, puis les quinze ans de la loi Aillagon avec à chaque fois, un bilan et les perspectives de l’évolution du mécénat culturel. Plus récemment, en septembre 2021, dans le contexte du Covid, nous avons tenté d’évaluer, dans le cadre d’un colloque qui s’est tenu à l’Opéra Comique, l’impact de la crise sanitaire sur le mécénat dans le secteur culturel, un bilan sévère et de véritables perspectives de redressement tout à la fois. À un an de distance, je me demande néanmoins quel sera l’impact sur le mécénat culturel des grands enjeux politiques actuels, notamment écologiques et éducatifs. 

 

  • La période du Covid a-t-elle été un moment difficile ?

 

En effet, en 2020 dans les établissements du ministère de la Culture, sur 40 à 50 grands opérateurs qui ont une activité notable en matière de mécénat, les pertes de recettes en mécénat ont été de 25 à 30 %. C’est donc très significatif, mais dû évidemment à la fermeture et à la cessation temporaire de l’accueil du public et des programmes annoncés…

 

  • Cela veut donc dire que cela ne les a pas gênés.

 

Vous plaisantez, je suppose. 25 à 30 % c’est beaucoup et, bien que fermés, les établissements ont continué à travailler. Beaucoup d’organismes culturels ont reçu évidemment des aides de l’État, directes et indirectes, un plan unique en Europe par son ampleur. C’était absolument nécessaire pour maintenir la vie culturelle. S’agissant du mécénat, faute d’évènements, on pouvait craindre que les mécènes se retirent ou ne veulent pas s’engager devant le manque de visibilité. L’impact a été réel, mais il y a eu aussi des comportements inattendus, de particuliers et d’entreprises qui ont redoublé d’efforts au contraire en considérant qu’au fond ils étaient engagés depuis plusieurs années auprès de structures culturelles avec lesquelles ils avaient des liens et ils ont fait preuve de solidarité. Je trouve cela très intéressant, il faut mettre tout cela en avant pour défendre le mécénat. C’est montrer qu’il ne s’agit pas uniquement d’une affaire de caisse, c’est la construction de véritables partenariats.

Les contreparties, un sujet sensible

  • Vous avez créé des médailles remises à certains mécènes 

 

La remise de médailles créées spécialement pour les mécènes et donateurs de la culture par un décret de 2005 est un outil à notre disposition. Elle se fait au nom du et par le ministre et se veut une reconnaissance par la France de l’aide qu’apportent les entreprises, les fondations et les particuliers à la vie culturelle, à la sauvegarde du patrimoine et à la création. Cette reconnaissance formelle est importante, car elle valorise l’acte de don et la générosité. Elle a d’ailleurs beaucoup de succès.

 

  • Dans le mécénat, la question de la « contrepartie» s’est beaucoup posée. Au début avec la Loi sur les fondations d’entreprise, on n’avait pas le droit de mentionner le nom de l’entreprise, ensuite on a eu le droit de le mentionner. Et cette reconnaissance très formelle par des remises de diplômes, de médailles au ministère n’a-t-elle pas été en butte à des critiques, comme celles de valoriser les personnes ou les entreprises au lieu de valoriser le projet ? 

 

C’est plus qu’une reconnaissance des mécènes car, au-delà même de leurs apports au ministère de la Culture et ses établissements, c’est l’ensemble du mécénat culturel d’une entreprise ou d’un donateur individuel qui est ainsi valorisé. Ce n’est donc pas uniquement ce qui est fait pour le ministère ou les établissements qui sont sous sa tutelle. C’est beaucoup plus large, c’est sur l’ensemble du territoire. La difficulté dans cette affaire est évidemment de choisir. 

Et puisque vous parler de la valorisation des projets, je voudrais rappeller que le ministère a aussi créé, au temps d’Audrey Azoulay, une autre distinction qui a déjà connu deux éditions, en 2017 et 2018. Il s’agit des prix « Un projet, Un mécène  » qui récompensent des mécènes sans lesquels certains projet n’auraient pas été possibles. Je pense, entre autres à la Fondation Logirem, qui a obtenu ce prix pour son soutien au dispositif « Entrez dans la danse » avec le Ballet national de Marseille, un programme destiné à sensibiliser le jeune public aux pratiques et aux œuvres de la danse.

 

  • La question qui s’est souvent posée à laquelle le mécénat et les acteurs du mécénat se sont trouvés confrontés, c’est de dire : vous donnez des contreparties, ce n’est donc pas du mécénat, c’est la valorisation du donateur. Ces propos sont ceux des tenants d’une tradition assez rigoriste qui souhaitent quelque chose de totalement épuré sans aucune relation entre le donateur, le don et sa cause. Tout cela serait très distancié. Au départ les contreparties étaient de 25 % de petits dons limités à 70 euros pour les mécènes individuels. Tout d’un coup, par l’action du mécénat de la culture, on est arrivé à des contreparties qui étaient de 25 % mais de façon assez élargie. Cela a posé apparemment un certain nombre de problèmes puisque la loi s’est penchée dessus depuis. 

 

Pour l’instant, il n’y a pas de modification du régime des contreparties à ma connaissance. En revanche il y a depuis peu une obligation déclarative, pour les entreprises, mais aussi pour les organismes publics et privés, bénéficiaires du mécénat. Il faut prendre cela comme un effort supplémentaire de la part de l’État en direction des entreprises, puisque alors que pour les particuliers les contreparties sont négligeables (ce qui montre bien d’ailleurs que dans son principe et dans l’intention du législateur le mécénat est un acte désintéressé), pour les entreprises il en va différement puisque leur valeur va jusqu’à 25 % du montant du don. Il y a une part de réalisme dans cela. Avec les entreprises le fonctionnement n’est pas tout à fait le même qu’avec les particuliers. Elles ne vont pas réclamer de contreparties dans le domaine social ou l’humanitaire, et très peu dans le domaine de la recherche, mais elles vont le faire délibérément dans des domaines événementiels comme la culture et le sport. L’effort de la part de l’État tient au fait que les contreparties dites matérielles sont remises à titre gratuit et qu’il n’y a donc pas de TVA . L'État perd de l’argent, en plus de l’avantage fiscal lié au mécénat. Mais du point de vue de la culture, cela peut se justifier par l’apport de publics nouveaux que sont les clients, les partenaires, de même que les salariés des entreprises. D’une certaine manière, à travers ce système de contreparties, les entreprises soutiennent la vie culturelle, mais participent également à la démocratisation culturelle. C’est important parce que de plus en plus les salariés sont présents dans les opérations de mécénat des entreprises. Ce qui était vrai, et ce qui était même théorisé au niveau des grandes entreprises — je me souviens de Michel Pébereau qui disait il y a des années que le mécénat c’est d’abord une affaire de communication interne — s’est désormais répandu dans le tissu économique. C’est-à-dire qu’un patron d’ETI, voire un patron de PME va associer ses salariés aux opérations. On pourrait naturellement faire évoluer le régime des contreparties en le réduisant. On y a bien entendu réfléchi, mais cela a quand même un aspect vertueux du point de vue de la diffusion culturelle et  je suis attaché à cette idée. N’oubliez pas non plus que certaines entreprises reversent les contreparties dont elles bénéficient (de la billetterie notamment) à des associations du champ social qui les utilisent en faveur de publics éloignés de la culture… 

Pour une simplification et modernisation de la philanthropie

  • Après 30 ans dans la structuration de ce secteur, vous avez maintenant quitté l’institution. Quel regard portez-vous sur l’évolution du mécénat, des pratiques ? Avez-vous des idées sur les améliorations qui pourraient être apportées dans le futur ?

 

D’abord, je suis attentif aux évolutions possibles de la législation. Je pense que l’on a envoyé un signal un peu négatif aux grandes entreprises avec la mise en place d’un seuil de deux millions de don au-delà duquel l’avantage fiscal passe de 60 à 40 %. En plus, on a un peu bricolé les choses en épargnant le secteur dit Coluche, ce qui a créé une hiérarchie au sein de l’intérêt général qui ne devrait pas être, qui est même une aberration éthique. 

Le point de départ a été le rapport de la Cour des Comptes sur le mécénat d’entreprises qui indiquait que la moitié de la dépense fiscale était le fait d’un nombre très limité d’entreprises. Je ne suis pas sûr que cette mesure ait eu un réel impact. Je voudrais que l’on me prouve que ce passage de 40 à 60 % pour environ 80 grandes entreprises a eu un impact en termes de dépenses fiscales. Il y a eu une recherche d’équilibre dans cette démarche en donnant un peu de marge pour les petites et moyennes entreprises en montant les plafonds jusqu’à 20 000 euros. Cela est une bonne chose car le plafond limitait beaucoup l’engagement de celles-ci pour un mécénat local très utile. Peut être aurait-on pu imaginer d’autres choses comme plafonner en valeur le mécénat des entreprises et dire au-delà de trente, quarante, cinquante millions annuels il n’y a plus d’avantage fiscal.

Ces différentes mesures complexifient le système, on a maintenant un système de plafonnements compliqué. Je suis un adepte de la stabilité dans ce domaine et je pense qu’en matière fiscale, la stabilité est une chose importante, qu’elle favorise le développement. J’espère donc que l’on ne va pas encore trop bouger si ce n’est pour consolider des dispositifs existants.

 

  • On a passé pratiquement dix ans avec une stabilité fiscale qui a permis de faire évoluer le mécénat de manière très positive. Puis il y a eu des ajouts ici et là, en réalité une complexification du dispositif de mécénat. On a l'impression qu’il existe une véritable ambigüité au niveau de l’État, c’est-à-dire que d’un côté, il est content qu’il y ait du mécénat, et de l’autre côté, sans doute du côté Bercy, il le bride. Est-ce que la partie privée du mécénat en France dans l’intérêt général est véritablement assumée ? Je ne suis pas sûr.

 

C’est la raison pour laquelle je suis assez favorable à l’une des propositions du rapport de Sarah el Haïry et Naïma Moutchou sur la philanthropie à la française (juin 2020) de créer une instance qui ne soit pas simplement un comité de plus, public-privé, mais qui ait une influence sur les décisions qui sont prises dans ce domaine, sur la définition de l’intérêt général par exemple. C’est un très vaste sujet. Doit-on se contenter d’une définition purement fiscale de l’intérêt général ? 

Cela dit, le mécénat reste très peu de chose par rapport au budget de l’État. On voit surtout qu’il y a une totale déconnexion entre la partie budgétaire et fiscale vue de Bercy et les conséquences sociales. Si l’on réduit de 1 %,  on enlève en fait trois cents millions d'euros. Cela représente 50 000 projets en moins, cent mille personnes touchées. Cette approche devrait changer le regard. On se rend compte en réalité que les actions des acteurs privés et des acteurs publics sont convergentes sur un grand nombre de points notamment de l’évolution sociétale et qu’il faut absolument qu’ils travaillent et réfléchissent ensemble pour prendre un certain nombre de décisions en concertation. C’est une évolution souhaitable et assez logique finalement.

 

  • Et assez démocratique.

 

J’adhère complètement à la déclaration récente du nouveau ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, qui a dit que l’avenir de la démocratie est dans la croissance de la philanthropie. Je pense que c’est absolument vrai et pas uniquement pour des raisons de gros sous. Dans le domaine de la philanthropie, dans les fondations notamment, on défend des causes qui sont essentielles à la démocratie. Tout le travail qui est fait dans le tiers secteur, certains des organismes sans but lucratif pour rapprocher ce qui est éloigné, pour que les gens aient les mêmes droits, pour que l’équité, l’égalité règne dans la société… Tout cela est essentiel à la démocratie : pour l’éducation, pour l’accès à la culture, ce sont des choses essentielles.

 

  • Durant ces trente années, vous avez été acteur de la professionnalisation d’un secteur qui était encore quasi-inexistant à votre arrivée. 

 

Bien sûr, pour ne parler que du secteur culturel, le mécénat s’est d’évidence beaucoup professionnalisé. Il y a des gens de grande qualité qui ont la responsabilité du développement du mécénat et des autres ressources propres dans de nombreuses institutions culturelles et pas simplement dans les plus grandes. Le secteur dans son ensemble connaît aussi une professionnalisation du conseil qui est devenu un vrai marché ce qui me semble très révélateur et très positif. Le souci de l’évaluation des actions soutenues ou engagées, les questions d’éthique et de déontologie, le besoin de concertation et d’œuvrer collectivement, notamment entre les fondations, la recherche de passerelles internationales témoignent du chemin accompli depuis la belle loi de 2003 dont les conséquences ne sont pas encore achevées.

 

Propos recueillis par Francis Charhon.

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