La Coordination Générosité [3] : La collecte de fonds, un enjeu crucial pour l’avenir des organisations à but non lucratif. Interview de Yaële Aferiat, directrice de l'AFF
La collecte de ressources est indispensable pour tous les acteurs de la philanthropie. Au moment où le nombre de donateurs stagne, des évolutions importantes des méthodes de collecte sont nécessaires pour que se développent les capacités d’interventions des organisations à but non lucratif. L’interview de Yaële Aferiat, directrice de l’Association Française des Fundraisers (AFF), nous montre les voies d’avenir et appelle à des politiques d’investissements et d’alliances.
Il existe des alliances sur des thèmes ou projets spécifiques dont nous avons traité certaines dans le blog, mais il s’est aussi mis en place une structuration des acteurs de la philanthropie pour assurer une bonne gouvernance, une fiabilité et favoriser le développement des activités du secteur non lucratif. Leur rôle est aussi de défendre les acquis des dernières années, la liberté associative et pour ce faire être interlocuteurs des pourvoir publics. C‘est la Coordination Générosité.
Elle repose sur :
Quatre entités élues par leurs membres :
- - Le Mouvement Associatif pour les associations sur le plan national
- - le Centre Français des Fonds et Fondations pour les fonds et fondations
- - l’Admical pour le mécénat d’entreprise
- - France générosités, le syndicat des collecteurs de dons.
Deux organismes de contrôle :
Deux organismes qui ont pour mission de professionnaliser les pratiques professionnelles :
À noter qu’aux côtés du CFF, on trouve Un Esprit de Famille, et d’ADMICAL Les Entreprises pour la Cité.
Cette rencontre est la troisième d’une série qui permettra de comprendre cette structuration et les acteurs qui l’animent.
- Yaële Aferiat, vous êtres directrice de l’AFF. Pouvez-vous présenter les activités de cette association ?
L’AFF est le réseau de référence des fundraisers en France, c’est-à-dire des collecteurs de dons. L’association existe depuis plus de 30 ans. Au départ, c’était un « Club des Fundraisers » informel pour permettre aux pionniers de ce métier d’échanger et de partager leurs pratiques. Il rassemblait des personnes de différentes ONG plutôt dans la mouvance des French Doctors, avec un prisme lié au développement du marketing direct au service du financement associatif et le mailing qui a été au centre du fundraising à ses débuts. Mais, depuis 30 ans, énormément de choses ont changé. D’abord le nombre de structures et secteurs collectant des fonds : le secteur public, les hôpitaux, les universités... mais aussi les cibles et les outils du fundraising avec notamment le développement des stratégies grands donateurs dans les années 2000. Durant ce temps le fundraising s’est énormément professionnalisé, avec de plus en plus de métiers qui incarnent la diversification des stratégies des organisations faisant appel à la générosité.
Faire face à un avenir incertain
- Aujourd’hui, on constate que le nombre de donateurs a diminué, les montants perdus ont été compensés par des dons plus importants. Avons-nous atteint un sommet et il va falloir trouver des opportunités ?
Je ne crois pas que nous soyons au « pic » de la générosité, mais nous sommes peut-être arrivés à une fin de cycle ou de façon d’appréhender le fundraising face à d’importants bouleversements. Le contexte économique actuel rend effectivement la question du don financier plus complexe. Face à cela, il me semble important que de plus en plus de structures collectrices sortent de la logique de don pour mettre en place des stratégies d’engagement et de mobilisation. Peut-être que les fundraisers devraient changer de nom, parce qu’ils ne font plus seulement de la mobilisation de fonds, mais œuvrent aussi au développement de ressources multiples.
- Que proposeriez vous ?
Je préfère parler de directeurs du développement des ressources, au sens large : les ressources financières, mais aussi les forces humaines des bénévoles, les ressources en temps, les ressources en compétences au sein entreprises partenaires, ou encore les clics au profit de la cause, la capacité des sympathisant à une cause à en mobiliser d’autres, les collectes en nature de toutes sortes... Je pense que la logique transactionnelle pure a atteint sa limite.
Une étude prospective pour éclairer l’avenir
- C’est ce qui vous a amené à réaliser une étude prospective pour éclairer l’avenir ?
Au-delà des éléments dont nous venons de parler, nous sentons bien que d’importantes mutations sont à l’œuvre dans la société, avec des impacts sur la générosité, la capacité à s’engager. Par exemple, on parle de société de l’engagement, mais que met-on derrière ? Qu’est-ce que la culture de l’engagement ? Et comment cet engagement va-t-il évoluer dans une société qui se polarise ? Est-il une force de transformation pour le meilleur, que les associations peuvent aider à concrétiser, ou un engagement virulent « contre » qui crée un contexte de repli ? Face aux incertitudes pour l’avenir, à la complexité dans laquelle nous évoluons, la prospective nous a semblé être un outil intéressant pour prendre un peu de hauteur, comprendre les scénarios possibles pour le fundraising et les fundraisers et identifier où se trouvent les leviers à mettre en œuvre aujourd’hui pour eux. Par exemple, nous avons traité la question des donateurs par le prisme du « comportement du consommateur-donateur-citoyen », afin de réfléchir à la manière dont le don s’inscrit dans les arbitrages des Français. Si nous, fundraisers, avons eu tendance à faire du don un acte « à part », n’est-il pas de plus en plus substituable avec l’éco-consommation ou les gestes responsables ?
- Cette étude présente quatre scénarios. Est-ce que chacun donne des pistes, ou est-ce plutôt un mix, s’il y a des voies nouvelles ?
Les quatre images de l’avenir qui émergent de nos travaux sont le reflet de l’incertitude à laquelle les fundraisers sont confrontés, chacun illustre des risques, des opportunités pour demain et donc des voies à explorer et des évolutions auxquelles se préparer.
- Le premier scénario est un peu la poursuite de ce que nous connaissons aujourd’hui : un fundraising sous tension et en transformation progressive, avec des difficultés à faire évoluer les modèles.
- Le deuxième scénario envisage un fundraising aux prises avec un fort mouvement d’hybridation « profit / non-profit ».
- Le scénario trois est vraiment dans une logique de fragmentation, d’hyper-proximité.
- Le dernier met en lumière des enjeux d’alliances pour un fundraising moteur de coopération au service des « communs ».
Ce dernier scénario est celui que l’on pourrait appeler de nos vœux. Il va dans la mouvance des changements systémiques, des coalitions pour développer un impact collectif. Pourtant les fundraisers, qui sont dans ce scénario le moteur de coopérations renforcées qui amène à un important développement des collectes, ont tendance le juger le moins probable de quatre.
- Parce qu’il est le plus difficile à mettre en œuvre ?
Les autres scénarios sont plus subis. Celui-ci demande évidemment à réinventer beaucoup de nos pratiques, d’où le regard un peu ambigu de certains fundraiser sur ce scénario : derrière les alliances, il semble difficile de faire vivre les marques, la relation avec « ses » donateurs spécifiques. Pourtant, par rapport aux enjeux globaux de transformation, c’est peut-être celui qui permettrait d’avoir le plus fort impact, avec une forme de rationalisation de la carte des causes. Et des signaux sont déjà présents aujourd’hui avec le développement d’alliances de type Alliance Urgence, la coalition des fondations pour le climat ou, au moment du Covid, l’alliance Fondation de France, Pasteur, AP-HP. Si c’est un horizon vers lequel nous souhaiterions tendre, il ne signifie pas qu’il n’y a pas d’avenir hors des alliances, et que chaque organisation voit quel chemin elle peut prendre en fonction de son identité, de son histoire, de ses partenaires existants…
- Qu'en est-il du scénario que vous qualifiez d’hyper-proximité ?
C’est un scénario où la société poursuit sa fragmentation. La crise sociale et économique est profonde et on constate un fort repli sur soi des citoyens qui ne s’intéressent qu’à ce qui se passe dans leur hyper-proximité géographique, digitale, communautaire... Dans ce contexte, les donateurs deviennent de plus en plus « frugaux », ils choisissent plus précisément à qui ils donnent, soit de manière contrainte, pour cause de pouvoir d’achat affaibli, ou de manière choisie par engagement environnemental et conviction. Ils deviennent également de plus en plus exigeants, ou privilégient un don de plus en plus direct, avec une forme de « désintermédiation », d’uberisation de la relation donateur-bénéficiaire et de de forte fragmentation des causes.
- Sur cette question de fragmentation et d’hyper-proximité, n’est-ce pas aussi une façon de recréer des univers de liens sociaux plus forts et donc qu’il va falloir comprendre ces phénomènes ?
Tout à fait. C’est à cette réflexion qu’appelle ce troisième scénario : comprendre comment articuler les logiques de collecte, le travail de lien avec nos publics, nos sympathisants, nos donateurs, nos bénévoles, et d'autres, avec ces besoins de proximités renforcées. Comment, pour être acteurs de l’impact social, devons-nous aussi réfléchir à nos stratégies en tant qu’acteurs du lien social, en sortant de la verticalité des relations pour évoluer vers des logiques de conversation, une écoute beaucoup plus fine des acteurs de terrain, des bénévoles, et des donateurs aussi... Nos organisations sont inégalement outillées pour s’engager dans cette voie. Cela pousse, y compris pour les grandes organisations, au « small is very beautiful », à « redécouper » sa cause pour recréer des proximités fortes, en s’appuyant notamment sur les bénévoles, les adhérents, les gens de terrain. Je pense qu’avoir un réseau de bénévoles, un réseau de proximité, des communautés… aujourd’hui, c’est l’un des outils les plus puissants pour aborder l’avenir.
- C’est donc la mise en place de systèmes de réseaux et de création de communautés.
Oui, la mobilisation des communautés fait partie des sujets sur lesquels il faut pousser l’exploration en France. Je trouve par exemple qu'il est très intéressant de regarder ce qui se passe aux États-Unis à travers les cercles de donateurs. En France, on a tendance à écarter l’idée de communauté en raison des connotations du « communautarisme ». Mais, mais je pense que l’avenir du don et des dynamiques de mobilisation se trouve pour beaucoup dans des approches plus fines où on crée du lien, de la communauté et de la fierté d’appartenance, à tous les niveaux de la pyramide des donateurs. Des approches « affinitaires » si l’on est plus à l’aise avec ce mot, qui permet de transformer ses sympathisants, les membres de ses communautés, en ambassadeurs, en collecteurs eux-mêmes.
Les risques de la collaboration entre le non-profit et le for-profit
- Et pour le deuxième scénario, que vous appelez « scénario d’hybridation » ? Qu’entendez-vous par « hybride » ?
C’est un scénario qui pousse la porosité entre les modèles « profit » et « non-profit » à une forme d’hybridation généralisée. Des structures associatives se diversifient, créent des entreprises et développent de nouvelles sources de revenus et en lien avec leurs causes. Mais le risque que le scénario illustre, c’est surtout qu’elles subissent l’hybridation venue des structures « profit » : que les entreprises fondent leur RSE, leur mécénat dans des stratégies d’engagement très poussées et embarquent de plus ou moins bon gré les acteurs non-profit.
C’est l’illustration du mouvement des entreprises qui deviennent des entreprises à mission. Mais n’est-ce pas justement se tirer une balle dans le pied que d’essayer de se confondre avec un modèle « profit » ou avec la notion de lucrativité limité ? Cela aurait-il pour conséquence d’entraîner une forme de flou avec pour résultat une déperdition de la valeur des associations et des fondations, du secteur non lucratif ?
Sur ces sujets de modèles économiques et de logiques d’impact, il faut travailler en profondeur, clarifier les concepts pour parler des spécificités des modes opératoires. Même quand Emmaüs crée des activités lucratives, l’organisation a un mode opératoire spécifique en lien avec son cœur de métier social. Effectivement, tout n’est pas dans tout. Les travaux de La Fonda à ce sujet sont intéressants : ils rappellent que la mesure d’impact doit inclure la valeur ajoutée du processus de production et que le monde associatif a une spécificité dans son mode opératoire. Cet aspect-là est très important pour distinguer les impacts qui vont être produits par une entreprise « à mission » qui corrige ses externalités négatives et une structure associative dont mode opératoire est lui-même créateur de lien social, d’engagement, d’éducation.
- Mais il faut être vigilant, car cela peut entraîner un flou dans la vision du donateur. S’il pense que tout cela est un peu la même chose et que c’est finalement au profit d’une entreprise privée, il faut faire attention… Cela peut aussi avoir des conséquences en matière de déduction fiscale.
C’est certain. Je pense qu’il faut que notre secteur s’outille pour vraiment parler des spécificités du secteur « non-profit », non lucratif, d’intérêt général. Il y a aussi tellement de termes pour décrire l’utilité sociale que l’on finit par ne plus savoir ce que l’on met dedans.
- À partir des scénarios, on a une vision qui se profile, de vraies modifications à apporter aujourd’hui. La collecte directe se diversifie, elle passe par des voies de plus nombreuses, on résonne avec de l’imagination, avec des jeux, avec toutes sortes de méthodes, mais on va arriver à la limite du système. Cela semble urgent. Ma question est donc de savoir, dans le laps de temps probablement long de transformation, ce qu'il faut faire. Mais pendant ce temps-là, les gros ne vont-ils pas écraser les petits parce que le ticket d’entrée est extrêmement cher ?
Je ne suis pas certaine que la ligne de fracture soit entre les gros et les petits. J’ai l’impression que nous sommes là davantage sur un sujet de culture du risque, de culture de l’innovation. Il y a beaucoup de structures qui sont jeunes et petites, plus agiles et plus flexibles, qui défrichent de nouvelles voies et y arrivent peut-être aussi parce qu’elles ont moins de choses à perdre, que leurs gouvernances sont plus enclines à soutenir des stratégies innovantes. L’un des grands enjeux qui ressort de ces scénarios est effectivement que pour transformer il faut pouvoir innover et donc investir dans l’innovation, se doter des compétences qui permettent de préparer ces changements et de faire de la R&D, de prendre des risques... Tout cela passe aussi par faire comprendre aux gouvernances de nos organisations l’importance des enjeux de transformation et ce besoin d’investir pour innover. C’est le mantra de Dan Pallota, un fundraiser américain qui dénonce depuis dix ans le fait que l’on donne une « prime » aux structures associatives qui dépensent le moins. Son documentaire, « Uncharitable », inspiré de son livre du même nom, sera d’ailleurs diffusé en exclusivité au prochain séminaire de l’AFF en juin prochain. Il appelle à accepter que les « charities » se libèrent des contraintes du ROI, de chercher la moindre dépense pour « véritablement changer le monde ».
Sortir des modèles traditionnels de collecte pour changer la relation avec les donateurs
- Faut-il passer du transactionnel à l’engagement ?
Oui, c’est un élément très fort. On ressent aujourd’hui une déconnexion entre les outils traditionnels du fundraising et l’accès à cette société de l’engagement et de la conversation permanente. Même si certaines structures ont des initiatives intéressantes pour changer de prisme et se demander ce qu’elles peuvent apporter à leurs donateurs pour les mobiliser, renforcer la conversation et la proximité. Par exemple, la Fondation Apprentis d’Auteuil s’est récemment demandé comment mobiliser les jeunes parents. Ils ont réfléchi autour du concept du « job to be done ». En qualité de parent, quel est le job à faire ? Éduquer ses enfants autour de ses propres valeurs, les autonomiser, les ouvrir sur le monde, etc. Ils se sont dit : que peut-on faire autour de ce « job » de parent et ont créé un calendrier de l’Avent en format digital qui proposait chaque jour un conte de Noël en format audio autour de valeurs fortes : l’empathie, l’entraide, la tolérance… Une proposition en lien avec leur activité éducative, avec les valeurs partagées et les besoins de ses donateurs. Cette initiative leur a apporté des milliers de nouveaux contacts.
Investir pour s’adapter
- Comment le digital devient-il le cœur de la question dans les méthodes actuelles ? Les organisations qui collectent sont-elles suffisamment outillées ?
Elles sont inégalement outillées. Un fonctionnement digital optimisé appelle à d’importants investissements : refonte des bases de données, recrutements de talents sur un marché des compétences très disputé. Gérer des données issues du digital, collecter et analyser la façon dont des internautes vont cliquer sur des bannières, par exemple, aller sur les réseaux sociaux, etc. pour adapter nos propositions dépasse les capacités de la plupart des bases de données associatives. Mais une bonne « data management platform » est un investissement lourd, on revient encore à cette question d’investir. Toutefois, il ne faut pas non plus dire que le secteur est un mauvais élève. Les choses sont en train d’évoluer et le digital fait partie des zones où nous avons réussi à explorer et à innover, où il y a du sang neuf dans les équipes…
Qu’en est-il de l’intelligence artificielle, est-ce une voie que les associations et les fondations ont intérêt à explorer rapidement pour ne pas être débordées par l’outil, car ce n’est qu’un outil ?
L’AFF est évidemment très consciente des enjeux et opportunités autour de l’IA, et des possibles et nombreux impacts en termes de métiers et de compétences qui est notre cœur de sujet. Nous lançons d’ailleurs début 2024 des Lab IA et une formation sur le sujet avec Frédéric Bardeau, le fondateur de Simplon. Il me semble aussi qu’il faut se lancer en apprivoisant peu à peu les usages : tester les agents conversationnels par exemple, avant d’aller plus loin. On parle de l’IA pour répondre à des appels à projets ou mouliner des mailings de collecte. Pourquoi pas ? Même s’il est nécessaire de repasser derrière pour mettre la « patte » de l’association dessus. La seule certitude c’est qu’il faut tester, explorer…
- Nous sommes vraiment dans ce que l’on évoquait plus haut : la diversification, l’imagination, les voies à explorer…
Oui, il faut défricher, défricher, défricher… Si j’avais un seul message à faire passer c’est que notre communauté de fundraisers doit développer son leadership pour convaincre les gouvernances, que c’est cela le chemin. Et ne surtout pas se dire que parce que nous traversons une succession de crises, il faut arrêter d’investir. Une culture de l’innovation cela se crée au long cours.
- Merci Yaële d’avoir partagé votre expérience et de nous avoir montré les évolutions indispensables à la survie d’un secteur qui doit être aussi imaginatif en collecte que dans les actions qu’il mène.
Propos recueillis par Francis Charhon.
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