Fatima Bellaredj : « Le Labo de l’ESS veut contribuer à un débat d’idées qui puisse questionner la norme capitaliste »
ENTRETIEN - Fatima Bellaredj est déléguée générale de la Confédération des Scop et des Scic. Jeudi 5 juin, elle a été élue présidente du Labo de l’ESS, succédant à Hugues Sibille. Elle répond à Carenews sur cette nouvelle fonction et sur la vision qu’elle porte pour le think tank.

- Carenews : Quel est le rôle du labo de l’ESS ?
Fatima Bellaredj : Le Labo de l’ESS est le think tank de l’économie sociale et solidaire (ESS). Il s’est donné pour mission d’aborder des travaux de réflexion et de prospective, afin que l’ESS soit reconnue comme une économie pleine et entière. Il a également la particularité de s'appuyer systématiquement sur des observations de terrain pour ses travaux.
Nous travaillons de manière collaborative avec des chercheurs et des acteurs de l’ESS sur différents sujets. Nous valorisons également des initiatives, notamment territoriales. Nous considérons en effet qu’il y a une véritable valeur ajoutée sur ce plan. Il y a aussi un enjeu de prospective, pour faire en sorte que la valorisation des initiatives ne se fasse pas uniquement de manière successive et particulière, mais que ces dernières puissent devenir la norme de demain.
- Avec votre présidence, avez-vous envie de porter une vision particulière ? Certaines thématiques vous tiennent-elles à cœur ?
J’ai envie de porter plusieurs enjeux. Tout d’abord, celui de faire en sorte que le travail du Labo soit beaucoup plus connu des acteurs de l’ESS et des collectivités territoriales mais aussi du grand public.
Le Labo produit différents livrables : des podcasts, des études…Il faut qu’ils soient plus diffusés.
Je veux aussi porter une ouverture. Le Labo n’est pas un think tank qui s’adresse uniquement à l’économie sociale et solidaire. Il doit s’adresser à beaucoup plus de personnes, à des partenaires que nous n’avons pas l’habitude d’avoir et au grand public.
Nous avons mis en place un conseil d’orientation, qui réunit une vingtaine de membres, ainsi que trois axes de prospective. Une dizaine de personnes, d’horizons différents, sont présentes dans les comités de pilotage de ces trois axes de travail. Ce sont des chercheurs, des acteurs de l’ESS ou encore des partenaires, membres décisionnaires d’institutions. L’enjeu est vraiment de faire en sorte que nos réflexions soient les plus partagées possible.
Par exemple, nous avons réalisé récemment un travail sur la prise en charge de la dépendance, avec une publication ayant fait l’objet d’une note partagée à l’ensemble de notre communauté. Elle permet de mieux comprendre comment l’ESS et l’économie privée ont été mises chacune à contribution par les politiques publiques dans le traitement de la dépendance, et de formuler des préconisations sur le sujet du bien vieillir.
Globalement, notre fil conducteur est la transition juste, sur un plan écologique et social.
- Pourquoi cette volonté de s’ouvrir à un public large. Qu’est-ce que l’économie sociale et solidaire peut apporter à la société ?
Pour moi, l’ESS apporte une autre vision, qui devrait être une norme, alors qu’aujourd’hui elle est assez marginale. Elle répond à une quête de sens des citoyens et permet la justice sociale.
Au travers de nos travaux, nous voulons contribuer à un débat d’idées qui puisse remettre en question la norme très capitaliste d’aujourd’hui, avec des actionnaires qui ont la capacité de décider seuls. Loin de la caricature, nous voulons ouvrir au fait qu’une autre vision de l’économie est possible. Une vision beaucoup plus populaire, pragmatique et ancrée dans l’économie du réel.
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- Comment gardez-vous une distance critique vis-à-vis des initiatives de l’ESS que Le Labo valorise ?
Par le débat d’idées. L’objectif n’est pas de nous retrouver seulement entre nous. Si nous nous disons que tout ce que nous faisons est extraordinaire, cela n’aura pas beaucoup de sens. Il est important d’aller plus loin dans la confrontation d’idées. L’enjeu est de reconnaître nos limites, notamment le poids que nous représentons dans l’économie.
Mais, nous pouvons montrer que d’autres modes de gouvernance et d’action existent, qui permettent par exemple de préserver les emplois en France ou de relocaliser tout en regroupant les acteurs du territoire autour d’un même objectif. C’est un sujet qui me tient particulièrement à cœur car je suis issue du mouvement des Scop. Mais ces exemples peuvent être démultipliés.
Nous devons aussi être ambitieux. L’ESS est toujours en train de présenter ses excuses ou de relativiser, face à des instances, sous prétexte qu’elle n’est pas assez rentable. Mais notre modèle est de faire en sorte que le financier soit un moyen, et non une finalité. C’est une ambition sérieuse et qui a fait ses preuves dans de nombreux secteurs, notamment dans les métiers du médico-social.
- Avez-vous l’impression que l’ESS n’est pas assez prise en considération par les pouvoirs publics et le reste de la société ?
Clairement. Nous devons faire notre propre critique sur notre manque de visibilité. Le Labo peut apporter des réflexions pour montrer que ce modèle, non seulement est pertinent, mais en plus fait du bien à la société.
L’un de nos trois axes de travail s’articule autour de la démocratie. L’ESS a toujours cette préoccupation de coconstruire les projets avec les personnes concernées. Cela se traduit par une meilleure appropriation des individus et nourrit leur envie de faire partie d’un collectif et de mener à bien leurs missions. Quand la parole est prise en compte et que les individus sont motivés pour s’impliquer dans des actions d’intérêt général, cela se traduit en bénévolat et en implication dans des syndicats. Cela fait du bien à la démocratie.
En mettant l’ESS de côté, les pouvoirs publics passent à côté de l’essentiel c’est-à-dire du bien-vivre ensemble, de l’intérêt général et d’une autre façon qui s’intéresse à l’action même au lieu d’avoir pour première préoccupation de rémunérer des actionnaires. Il n’est plus possible de poursuivre dans cette philosophie. Les Français ont du mal à cerner ce qu’est l’ESS même s'ils en font parfois partie, mais ils sont de notre côté.
Les publications sont donc importantes pour se faire connaître, sur la forme et sur le fond.
- Pensez-vous que l’ESS peut apporter une réponse dans tous les secteurs de la société ?
L’ESS représente 10 % des emplois en France. Elle pourrait être présente dans tous les secteurs d’activité.
Nous ne cherchons pas à avoir le monopole, car ce serait contre le pluralisme qui est une base fondamentale dans la citoyenneté, mais nous avons vraiment à gagner sur le terrain des idées. Au niveau du think tank, nous voulons alimenter le débat et réaliser un travail de prospective.
Par exemple, donner à voir ce que les politiques publiques ont façonné en termes de prise en charge de la dépendance permet à ces mêmes politiques de mener des actions correctrices dans le futur. Alors qu’il y a eu des dérives dans le passé, la note vise à dire : « voyons ce qui a été fait et ouvrons-nous le champ des possibles ».
L’ESS répond aux enjeux d’intérêt général sur le vieillissement. Le mutualisme ou les associations, très présentes dans le médico-social, sont d’autre modèles qui répondent aux enjeux auxquels font face les politiques publiques, de territoires et d’intérêt général. Ils peuvent façonner demain de nouvelles politiques publiques qui garantissent que les personnes âgées soient bien traitées.
Nous avons aussi traité d’autres sujets, comme la question du logement. Faire l’état de l’art de ces différents sujets d’intérêt général est au cœur de nos préoccupations. Nous espérons que ces publications ouvrent un champ des possibles.
- L’ESS traverse une période compliquée, notamment à cause des restrictions budgétaires. Quel état d’esprit cela fait-il naître chez vous. Parmi les solutions, y en a-t-il qui émergent pour répondre à ces difficultés ?
Ce qui se passe aujourd’hui est grave. J’espère que les discussions resteront ouvertes et que l’État ne nous verra pas uniquement comme une charge. J’appelle à voir l’ESS plutôt comme une solution.
J’appelle à ce que nos élus s’intéressent à ce que nous faisons. C’est aussi en leur direction que le Labo produit toutes ces publications et valorise des initiatives. Cela peut ouvrir le champ des possibles pour que, demain, nous puissions construire ensemble les politiques publiques, chacun à sa place.
L’ESS est une solution, y compris d’apaisement pour la société en contribuant au bien vivre et à la justice écologique et sociale. Bien sûr, nous avons conscience de l’enjeu de la dette publique, nous ne nous dégageons pas de notre responsabilité collective en la matière. Mais ce sont des choix politiques.
L’ouverture à ce qu’est l’ESS et des arbitrages qui donneraient une juste place à nos formes d’organisations seraient une vraie aubaine pour la France. Lorsque nos responsables politiques nous comprendront mieux, nous pourrons réellement construire des choses ensemble pour répondre aux enjeux partagés.
- Vous êtes aussi coprésidente de la commission égalité femmes-hommes, aujourd’hui élargie à l’inclusion et à la jeunesse, du Conseil supérieur de l’ESS. Les femmes sont-elles assez représentées dans l’ESS ?
Sur ce sujet, l’économie sociale et solidaire a clairement des efforts à faire. Les statistiques de l’observatoire d’ESS France montrent que les deux-tiers des salariés de l’ESS sont des femmes, qui sont de moins en moins représentées au fur à mesure que l’on monte vers des postes de direction ou de gouvernance.
Plus la structure est petite, plus les femmes sont présentes. C’est similaire à ce que l’on observe dans l’économie classique. Or, nous devons montrer que nous savons faire la différence.
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Pour cette raison, je suis très fière de prendre la présidence du Labo, que la trésorière soit également une femme (NDLR : il s’agit de Camille Dorival, par ailleurs directrice de la rédaction de Carenews) et que notre conseil exécutif soit paritaire. La préoccupation de l’égalité entre les femmes et les hommes est de plus en plus présente dans les structures de l’ESS, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir au niveau des gouvernances et des directions générales. À part quelques exceptions, dans les grandes structures fédératives de l’ESS, on voit surtout des hommes. Nous avons la volonté d’évoluer vers plus de parité. Il faut maintenant transformer cette volonté en actes.
Propos recueillis par Élisabeth Crépin-Leblond