L’ANTISÈCHE - Au fait, c’est quoi la responsabilité géopolitique des entreprises ?

Ce 16 janvier, la Cour de cassation a rendu une décision au sujet de Lafarge : elle a confirmé la mise en examen du cimentier pour « complicité de crimes contre l’humanité ». L'entreprise française a maintenu une unité de production de ciment en Syrie jusqu’en septembre 2014. Pour ce faire, elle aurait payé, selon un cabinet de conseil, 13 millions d’euros à des groupes armés syriens, dont l’Etat islamique. Pour cette raison, le groupe est également accusé de « financement d’une entreprise terroriste », ce qui donnera lieu ultérieurement à un procès. Avec cette affaire, se pose la question de la responsabilité d’une entreprise à l’égard du contexte géopolitique.

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Un questionnement sur le rôle des entreprises pas nouveau

Rester dans une zone de conflit, coopérer avec un régime peu fréquentable… Les choix politiques sont désormais scrutés dans un monde où la volatilité géopolitique est de mise. Dans un article publié en 2018 dans la Revue internationale et stratégique, Nathalie Belhote et Bastien Nivet considèrent que « la période actuelle, mêlant volatilité géopolitique, mondialisation et prise de conscience accrue, pose désormais la question de l’émergence d’une forme nouvelle de  “responsabilité géopolitique des entreprises” ».

Pourtant, l’approche classique en la matière consistait à voir les entreprises comme des victimes du contexte, plus que comme des acteurs pouvant jouer un rôle dans les situations. 

Certes, le questionnement autour de l’attitude de grands groupes vis-à-vis de contextes et de régimes n’est pas nouveau. La collaboration avec le régime nazi durant la Seconde Guerre mondiale a entaché pour longtemps l’image de certaines entreprises françaises et surtout allemandes. Dans les années 1980, le boycott de l’Afrique du Sud en raison de son régime d’apartheid a notamment visé les entreprises, dont Coca-Cola, qui continuaient d’y faire commerce. Cela a contribué à la fin du régime du pays en 1991.  

Après la RSE, la RGE ?

Mais c’est plus récemment qu’émerge réellement cette idée que les entreprises sont responsables vis-à-vis du contexte international. Progressivement, se termine l’ère où l’on considérait, comme le disait l’économiste néolibéral et un brin provocateur, Milton Friedman, que « la seule responsabilité sociale d’une entreprise est de maximiser ses profits ». Au XXIe siècle, l’idée selon laquelle les entreprises ont un devoir vis-à-vis de la société se renforce. Ce qui fait dire au directeur général de la Maif, Pascal Demurger, en titre d’un livre publié en 2019, que « L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera pas ». 

Le concept de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) est aujourd’hui omniprésent dans le monde des entreprises. Il signifie que l’entreprise à un rôle à jouer quant aux enjeux écologiques et sociaux et qu’elle doit les prendre en compte dans son activité. 

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Accompagnant cette responsabilisation, un cadre international s’est peu à peu constitué concernant les pratiques des entreprises. Il vient encadrer leur relation à l’environnement, mais propose également des normes en matière de droits humains. En parallèle, la pression d’ONG et de l’opinion publique est venue davantage rendre responsables de leurs actes les entreprises. L’association Sherpa par exemple, fondée en 2001, a pour mission de protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques. Elle a joué un rôle clé dans l’affaire Lafarge et a participé à la porter devant la justice.

Signe de cette volonté de responsabilisation, une autre expression, la « Responsabilité territoriale des entreprises » est récemment apparue, définie dans un ouvrage publié en 2022 sous la direction de la chercheuse Maryline Filippi. Il s’agit de la responsabilité de l’entreprise vis-à-vis du territoire et des parties prenantes qui le constituent.

Guerre en Ukraine, Ouïghours… Les entreprises priées d’être responsables

Avec la guerre en Ukraine, cette idée de responsabilité dans les conflits internationaux est revenue sur le devant de la scène. Plusieurs entreprises ont été pointées du doigt pour avoir maintenu leurs activités en Russie après l’invasion de l’Ukraine. Début janvier, plusieurs personnes ont manifesté à Paris contre l’installation d’une usine Rockwool dans l’Aisne. Ils considèrent que la multinationale spécialiste de l’isolation en laine de roche a coopéré avec la Russie et lui a fourni des matériaux. Selon un article du média engagé Basta ! datant de février 2023, 89 % des entreprises françaises ayant des filiales en Russie n’avaient pas désinvesti à ce moment-là.

Mais il ne s’agit pas du seul sujet sur lequel les positions des entreprises sont observées. Pour preuve, les récurrents appels au boycott de marques se fournissant dans des usines faisant appel au travail forcé des Ouïghours en Chine. Un rapport commandé par le groupe socialiste du Parlement européen et publié en septembre 2023 montre qu’une quarantaine de marques européennes auraient recours à ce travail forcé.

Mais peut-on aller jusqu’à parler d’une « responsabilité géopolitique des entreprises », sur le même modèle que la RSE ? « Trop souvent (...), les attitudes des entreprises par rapport aux conflits sont uniquement réactives et ne constituent en aucun cas une stratégie. Or, parler de responsabilité géopolitique des entreprises, c’est bien tendre, tout autant que la RSE, vers une réelle stratégie, guidée par des principes d’anticipation », écrivent Nathalie Belhote et Bastien Nivet dans l’article.

Théo Nepipvoda