La « grande démission » profite-t-elle au secteur de l’ESS ?
Depuis le début d’année, le nombre de salarié.e.s démissionnaires ne cesse de croître en France, une tendance allant jusqu’à être comparée au Big Quit américain qui a touché plus de 47 millions de personnes en 2021. Quelle réalité pour la « grande démission » dans l'Hexagone ? Y a-t-il un effet de bascule en faveur du secteur de l’engagement ? Décryptage.
Une vague de démissions déferle sur la France depuis le début de l’année. Cet été, la Dares a publié des chiffres faisant état d’ un « niveau historiquement haut, avec près de 520 000 démissions par trimestre, dont 470 000 démissions de CDI. » Une tendance qui fait écho à la « grande démission » américaine. Sur TikTok, le #QuitMyJob a récemment fait 292,5 millions de vues cumulées et 47 millions de personnes auraient quitté leur « job » en 2021. Des salariés quitteraient leur emploi pour un travail avec plus de sens ? C’est le constat avancé. Qu’en est-il vraiment en France ?
Démissionner pour un poste qui a du sens ?
Retrouver du sens dans son travail, c’était l’objectif d’Emilie, 25 ans, quand elle a démissionné fin janvier 2022. Après un stage de fin d’études dans un grand cabinet de conseil, celui-ci lui propose un CDI en tant que consultante en énergie et environnement. Elle se rend compte assez rapidement avoir « beaucoup de pression en tant que débutante » et que son poste ne lui convenait pas « en termes de valeurs ». Le cabinet était sans cesse à la recherche d’une hypercroissance nous confie-t-elle. « J'avais orienté ma carrière dans l’environnement et je me suis aperçue qu’on travaillait peu sur les sujets de fond ».
Aujourd’hui, Emilie travaille dans une entreprise de l’ESS qui a un fort impact social et est alignée avec ses valeurs. « L’avantage de la démission, c’est d’être disponible tout de suite. Je ne voulais pas reprendre un poste par défaut », ajoute-t-elle.
Autre témoignage dans la même veine de Sophie. « J’ai eu plusieurs prises de conscience personnelles, entre des lectures, deux fresques du climat, puis un atelier carbone », explique-t-elle, qui vient de quitter son emploi dans le mécénat. Travaillant à plein temps dans un grand groupe, elle a profité de la possibilité de télétravailler avec les différents confinements et s’est installée à 200 kilomètres de Paris en 2021. Un premier pas qui l'a amené à une réflexion plus profonde. Sophie s’interroge alors sur son « mode de vie et le sens de son travail ». Depuis, elle a quitté son poste et a commencé des démarches pour une reconversion dans le domaine de la RSE. En attendant, elle souhaite reprendre des activités de bénévolat et profiter du temps libre pour se recentrer sur son entourage.
Un rapport au travail en plein bouleversement
Des démissions, certes, mais finalement qui interrogent sur ce qu’est devenue la fonction du travail aujourd’hui. « Il y a un rapport au travail qui a changé. Ce n’est plus ce qui guidera notre vie et je pense que les engagements à côté peuvent être multiples », indique Sophie pour expliquer sa reconversion.
La Dares a relativisé le niveau des démissions en rappelant le contexte actuel de tensions du marché du travail. « Les difficultés de recrutement sont à des niveaux inégalés (...) et au plus hauts depuis 2008. Cette situation crée des opportunités pour les salariés déjà en poste et est susceptible en retour de conduire à des démissions plus nombreuses. »
Un constat partagé par Frédéric Benay, directeur général de PageGroup. « Je pense qu’il s’agit plus d’une grande mobilité que d’une grande démission. La majorité des démissionnaires ont retrouvé un nouveau job. » Le dirigeant fait d’ailleurs le parallèle avec la situation en 2007. « Ce qui m'inquiète, c'est ce qui se passera après. Il y a souvent un emballement comme si c’était le moment de changer d’entreprise, car on pressentait ce qui va se passer, peut-être une crise sociale. Rappelons que le pic de 2008 est arrivé avant la crise financière de 2009 », analyse le dirigeant.
Des motivations très contrastées
Quelles sont les motivations des démissionnaires ? Frédéric Benay avance un constat en demi-teinte, entre des candidats qui veulent du temps pour réfléchir sur leur carrière et la réalité de leur situation. « Il y a une quête de sens, mais le salaire reste la raison numéro une, surtout dans un contexte d’inflation comme actuellement », précise-t-il.
Il y aurait bien un mouvement de fond qui se dessine, une accélération dans les choix des jeunes générations qui bousculent les codes. Des étudiants d'AgroParisTech ont récemment pris la parole pour clamer leur envie de ne plus travailler pour des entreprises qui vont à l’encontre des enjeux climatiques actuels.
« Le respect des temps de vie personnelle et professionnelle, les valeurs et les engagements RSE des entreprises ont un impact dans leurs choix. Les candidats se renseignent sur le green ou social washing d’une entreprise. Et cette dernière a conscience que la stratégie de marque employeur est importante pour attirer les candidats », détaille Frédéric Benay. Il ajoute que « c’est un devoir des entreprises d’être en avance sur les questions de diversité et d’inclusion. Avant, les candidats regardaient la santé financière de l'entreprise, mais les engagements RSE, c’est nouveau. »
Le secteur de l’ESS bénéficie-t-il de cette recherche de sens?
Finalement, est-ce que les ONG, les associations, le secteur de l'engagement en général ne serait-il pas le grand gagnant de cette quête de sens ? Pas vraiment, même pas du tout, selon certains spécialistes du recrutement de l’intérêt général. Jean Philippe Teboul, directeur associé du cabinet Orientation Durable, spécialisé dans l’ESS, constate une pénurie des talents dans le secteur. Il y aurait même une baisse d’intérêt. L’ESS ne serait clairement pas vu comme un recours (pour le moment).
« Il y a cinq ans, un candidat aurait tout fait pour avoir le poste de responsable de communication dans une association caritative, en rognant sur le salaire par exemple. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Il préfère un poste mieux rémunéré avec des conditions de télétravail, etc. Et à côté, il ira militer dans une association activiste. »
Ce changement daterait de plus d’un an. À l’époque, pour un poste de chargé de marketing pour une grande ONG, il y aurait eu une centaine de candidatures, dont une trentaine éligible. « Aujourd’hui, le cabinet reçoit une trentaine de candidatures dont seules deux ou trois sont éligibles. L’impact est assez massif », détaille Jean-Philippe Teboul.
Pour le spécialiste, il s’agit « d’une opportunité politique et sociétale. » Pour les jeunes générations de 20 et 30 ans, le travail serait devenu alimentaire, comme l’avance le recruteur. « Dans un contexte de crise climatique qui s’intensifie, les jeunes candidats ne veulent plus parier sur une vision de carrière à long terme qui leur paraît comme incertaine. »
Peut-on parler pour autant d’un vrai bouleversement ? Pour Jean-Philippe Teboul, c’est beaucoup plus complexe. « Le marché des offres d’emploi se porte bien. Ce qui n’a pas été constaté pour le moment, c'est une envie de moins de pouvoir d'achat. » D’après lui, c’est cette perspective qui est intéressante pour l’ESS. « Il s’agit d’une chance incroyable d’améliorer le bien-être au travail, réinterroger la valeur travail et sortir de la société de consommation. » En clair, redéfinir le travail et ses liens avec la consommation, elle-même liée à la crise climatique. « L’ESS doit en faire un objectif de développement », conclut-il.
Christina Diego