Laurent Lardeux (INJEP) : « Les jeunes engagés ont des attentes plus fortes dans un modèle plus inclusif et horizontal »
La rédaction revient sur le désintérêt pour la politique chez les jeunes qui a émergé lors de la dernière campagne présidentielle, le temps d’une rencontre avec le sociologue et chercheur à l’INJEP, Laurent Lardeux. Coauteur du livre « Jeunesses, d'une crise à l'autre », l’universitaire décrypte pour nous les enjeux des nouvelles formes d'engagement politiques des jeunesses.
- Peut-on parler d’un réel désintérêt pour la politique des jeunes ?
Il n’y a pas vraiment de désintérêt des jeunes pour la politique. Le véritable danger pourrait venir de l’arrivée d’une nouvelle génération de jeunes qui seraient apathiques, désintéressés et éloignés de la vie politique. Nous ne sommes pas du tout dans ce cas, et de nombreuses enquêtes le démontrent.
Il y a aussi une idée très répandue sur le fait que la responsabilité de la défiance envers les politiques incomberait d’abord aux jeunes citoyens, puis à l’ensemble des abstentionnistes. Or, une part grandissante d’entre eux démontrent chaque jour un niveau important d’engagement, d’investissement associatif et de participation citoyenne (certes en-dehors des élections), ce qui est davantage la preuve qu’aucune organisation politique aujourd’hui n’est parvenue à connecter les valeurs auxquelles ils aspirent à une offre politique dans laquelle ils se retrouveraient.
- Beaucoup d’observateurs et de médias ont parlé d’une « forte abstention » des jeunes. Qu’en est-il vraiment ?
C’est une réalité depuis trente ans. Les chiffres de l’abstention augmentent pour les jeunes, mais aussi, il faut le souligner, pour l’ensemble de la population. D’ailleurs, le différentiel de participation que l’on observe entre les jeunes de moins de 30 ans et l’ensemble des classes d’âge reste remarquablement stable, généralement entre 15 et 20 % de participation en moins pour les 18-29 ans à la présidentielle.
Après, il faut préciser que l'élection présidentielle reste la seule qui arrive à maintenir un niveau de participation relativement important, en comparaison avec les élections intermédiaires.
En plus de certaines raisons conjoncturelles qui peuvent expliquer cette baisse (crise sanitaire, guerre en Ukraine), il y a surtout un phénomène structurel, inscrit maintenant dans la durée, avec un changement de régime de citoyenneté des jeunes. Ils s’intéressent à la politique, participent et s’investissent, mais pas forcément dans les modèles de la participation politique partisane de la démocratie représentative.
Cette forme de participation « conventionnelle » se voit concurrencée par un ensemble de pratiques politiques plus alternatives, qui sont en dehors des circuits traditionnels de la participation politique.
- Comment se traduit cette participation électorale ?
La pratique la plus répandue chez les jeunes est une participation intermittente à l’une ou l’autre élection, selon les intérêts de chacun.e, les enjeux mobilisateurs, l’offre politique, les candidats, l'actualité, etc.
Je ne pense pas qu'il y ait un dessaisissement politique de la part des jeunes, mais il y a plutôt d'autres modalités de mobilisation en simultané. C’est lié également à la perte de confiance des jeunes pour les structures d’organisation politique, les partis, qui ne parviennent plus à convaincre comme autrefois les citoyens de se déplacer pour aller voter.
- On a vu une jeunesse très engagée dans les marches pour le climat. Pourquoi cet engagement politique ne se traduit-il pas forcément dans les votes ?
C’est pourtant la traduction d’un réel intérêt politique. C’est pour cela que l'abstention n’est pas forcément le signe d’un désintérêt pour la politique. L’intérêt pour la politique est bel et bien présent.
La question actuellement est plus de savoir pourquoi cet intérêt ne trouve pas de porosité et d’adhérence et ne s’accorde que faiblement avec le système politique institutionnel de la démocratie représentative.
- C’est-à-dire ?
Une des explications sociologiques connues est le moratoire politique des jeunesses. Comme l’explique la sociologue Anne Muxel, c’est un effet des cycles de vie, une période transitoire où le vote augmente en fonction de l’entrée dans l’âge adulte, de l’insertion sociale et professionnelle et d’une familiarisation avec la vie politique.
Une autre raison, c’est ce que la politiste Cécile Braconnier nomme la « mal-inscription », c’est-à-dire le fait d’être inscrit sur les listes électorales dans un lieu qui ne correspond pas au lieu de résidence.. Cette mal-inscription concerne plus souvent les jeunes, qui déménagent plus régulièrement et qui sont encore souvent inscrits dans un bureau de vote situé dans la ville de leurs parents et non dans la ville où ils résident.
Il y a aussi les enjeux de la campagne électorale dont les sujets mis sur le devant de la scène visent à sensibiliser un électorat qui se mobilise le jour des élections, notamment les plus âgés.
Les questions liées à la jeunesse, à leur situation de vie, à leurs préoccupations, à leur entrée sur le marché du travail, et pas seulement les questions éducatives, sont faiblement portées par les candidats ou sont rendues faiblement audibles.
Il y a également une forme de contestation dans l'abstention. Quand certains jeunes politisés ne votent pas, cela interpelle forcément. Cela soulève la question des écarts qui se creusent entre les changements de culture politique portés par la jeunesse et le fonctionnement politique actuel qui maintient à l'écart des catégories de citoyens qui souhaitent avoir leur mot à dire autrement que par la seule participation électorale.
- Que nous dit le vote radical de certains jeunes lors du premier tour ?
Il existe une certaine radicalité que l’on a pu observer dans les choix électoraux, mais avec des principes, des valeurs et des raisons très différentes entre les citoyens et notamment les plus jeunes d’entre elles et eux.
Il y a notamment sur ce vote radical, deux tendances qui renvoient à deux jeunesses très hétérogènes, tant en termes de conditions de vie et d’attentes qu’ils expriment à l’attention du pouvoir politique.
Pour les uns, faiblement diplômés, résidant notamment en région rurales ou dans des zones en voie de désindustrialisation, avec des difficultés importantes d’accès à un emploi, il existe un profond ressentiment à l’endroit du pouvoir politique, considéré comme inefficace pour répondre à leurs préoccupations en termes de pouvoir d’achat, mais aussi de reconnaissance et de prise en considération de leurs conditions de vie. Autre constat, une importante défiance à l’égard des institutions de la démocratie représentative et des élus dont ils disent subir une forme de mépris (de classe, de lieu de vie) liée aux difficultés que ces représentants de la vie politique institutionnelle. On retrouvera plus dans cette partie de la jeunesse un vote porté vers Marine Le Pen dont la stratégie électorale a été de récupérer cette colère, notamment chez les jeunes.
Pour les autres, notamment la jeunesse urbaine, tant de centre-ville que de banlieue, et souvent plus diplômée que les autres, ce n’est pas tant le pouvoir d’achat qui est au centre de leurs préoccupations que la question de la justice sociale, les inégalités ou encore les questions environnementales ou culturelles… des thématiques et des valeurs que nous avions mis en évidence dans l’ouvrage dirigé avec Vincent Tiberj « Générations désenchantées » et dont on pouvait voir qu’elles constituaient en enjeu de mobilisation important.
Ces sujets ont été portés plus largement ou de manière plus audible ou plus rassembleuse par Jean-Luc Mélenchon, qui a su se positionner comme celui qui pouvait avoir le plus de chance de passer au second tour.
Au-delà de cette diversité, il y a aussi une volonté commune entre ces différentes jeunesses non seulement d’interpeller les politiques à travers le vote, mais aussi d’exiger de leur part une plus forte prise en compte de leurs préoccupations, de leurs aspirations avec la nécessité ressentie, notamment sur les questions climatiques, de prendre des décisions rapides, efficaces et pragmatiques.
- Qu’en est-il des jeunes engagés dans le monde associatif, le sont-ils aussi politiquement ?
Cette jeunesse qui s’engage dans le monde associatif est souvent celle qui est la plus disposée à aller voter. Il y a une porosité entre l’engagement politique et associatif, qui recouvre la question de l'origine sociale, car ce sont des jeunes qui sont généralement plus disposés culturellement, socialement et économiquement à se déplacer le jour des élections.
En revanche, ces jeunes engagés ont des attentes généralement plus fortes, en termes de participation aux décisions dans un modèle plus inclusif et horizontal. Ils rejettent clairement le modèle de la démocratie représentative qui les contraint à déléguer leur engagement à des représentants politiques issus des partis politiques traditionnels dont ils expriment à leur égard une défiance assez forte.
- À quoi devrait ressembler une démocratie idéale pour ces jeunesses engagées ?
Dans l’Enquête européenne sur les valeurs, il y avait justement une idée de ce que devrait être une bonne démocratie. Celle-ci doit prendre plus en compte les questions de justice sociale, d’égalité entre les citoyens, de proximité entre élus et citoyens.
C’est pour cela qu'aller voter de temps en temps ne les satisfait pas. Il y a vraiment des attentes fortes de ces jeunes de s’impliquer plus directement dans les instances de décisions, d’être davantage écoutés et plus de proximité entre les élus et les citoyens. C’est une dimension très importante pour ces jeunes. Et tant qu’il y aura cette distance, les jeunes risqueront de se dessaisir de la question politique.
- Y a-t-il vraiment de nouvelles formes d'engagement chez eux ?
Je me méfie parfois du terme de « nouveau » dans l’engagement des jeunes. Il y a bien sûr une part de vérité dans ces évolutions, mais le risque est aussi d’établir une opposition tacite entre le « vieux » militantisme d’un côté, lié au travail et à la défense du niveau de vie, sous ses formes coopératives, syndicales, ou partisanes, et les supposés « nouveaux engagés » de l’autre qui ferait plus directement référence au militantisme « moral », « altruiste » « post-it »* qui caractérise les mouvements de défense des « sans », les engagements humanitaires, féministes, de protection de l’environnement.
Ils restent que certaines formes d’engagements séduisent aujourd’hui davantage la jeunesse, comme les marches, les occupations de places, la mobilisation en ligne avec des hashtags pour défendre des victimes, les pétitions en ligne, ils entrent dans une association ou un collectif puis ils s’engagent aussi dans un autre, au final ils ont plusieurs engagements en même temps.
Une autre nouvelle forme d’engagement existe via le numérique et ses effets sur la viralité de certains mouvements contemporains, comme #MeToo, le climat, les discriminations ou les violences policières ou faites aux femmes.
Ils ont en commun d’avoir un point de départ similaire : un événement d’actualité qui suscite l’indignation, une colère profonde longtemps restée enfouie ou silencieuse par les générations précédentes, et qui trouve avec la force des réseaux sociaux un nouvel écho chez les nouvelles générations.
- Doit-on parler des jeunesseS ? Pourquoi ?
C’est indispensable de parler des jeunesseS. La jeunesse n’a pas vraiment d’existence sociologiquement parlant, c’est essentiellement une catégorie d'âges avec toute une diversité de profils de personnes. Cette catégorie, en tant que telle, invisibilise la diversité des origines et des conditions de vie, économiques et sociales, des territoires, de vie, de genre, etc.
Cette diversité des jeunesses se voit également dans la participation politique, celle-ci est inégalement distribuée dans la société française, et ce, dans toutes les catégories d’âges.
L’origine sociale et le niveau de diplôme sont toujours aussi discriminants. Les inégalités sont encore plus marquées chez les jeunes générations dans leur capacité à s’engager politiquement dans des formes plus contestataires.
Christina Diego