Maud Sarda (Label Emmaüs) : « Plus on a de l'impact plus c’est difficile de convaincre les investisseurs et ce n’est pas normal »
Label Emmaüs vient de réaliser une levée de fonds de 1,5 million, l'occasion de rencontrer Maud Sarda pour aborder les freins qui peuvent ralentir le développement d'un modèle inclusif et de solidarité. Quelles sont les formes d'investissement possibles ? Quel impact le modèle coopératif garantit-il face aux grandes plateformes du e-commerce ? Quels sont les enjeux de la seconde main ? Entretien.
- Bonne nouvelle pour Label Emmaüs qui vient de réaliser une levée de fonds de 1,5 million. Comment cela s’est-il passé ?
Je pense que fin juin, nous serons quasiment à deux millions grâce à la collecte en cours sur Lita. Nous existons depuis sept ans et c’est toujours compliqué pour une Scic de trouver des fonds. Les difficultés sont liées au fait qu’il n’y a pas de valorisation des parts sociales contrairement aux actions. Ce sont des mécanismes dont les business angels sont peu habitués. Pourtant notre chiffre d’affaires est passé de 50 000 euros à deux millions d’euros en cinq ans, soit un taux de croissance conséquent et très prometteur. Un autre frein est le fait que détenir une majorité de parts sociales ne donne pas une majorité du pouvoir. Une part est égale à une voix dans notre modèle.
Ces deux phénomènes- une décorrélation entre le pouvoir et le niveau d’investissement et aucun système de valorisation- freinent les investisseurs, même ceux qui investissent dans l'impact. Pourtant, nous sommes en capacité de payer des intérêts annuels, puisqu’on a réussi à lever des titres participatifs. C’est une forme d’investissement qui peut rapporter jusqu'à 6 % par an. L’inconvénient est que cela ne s’ajoute pas au capital, mais c’est considéré comptablement comme de l’endettement.
- Qui sont les investisseurs cette fois-ci ?
Il y a des investisseurs historiques de Label Emmaüs qui sont là depuis cinq ans, comme France Active et Inco. Nous avons un nouvel investisseur, la Banque des Territoires, emballée par le projet. Nous avons présenté des indicateurs à impact social très bons : 1 500 personnes ont été formées, plus d’un million de produits réemployés sont vendus sur le site.
Nous avons aussi à réunir des fonds avec des soutiens de collectivités, des subventions d'investissement, d’exploitation, des fondations, et de nombreux particuliers « militants » sur Lita.
- Quels sont les freins pour convaincre les investisseurs ?
Très étrangement, je dirai que plus on a de l'impact plus c’est difficile et ce n’est pas normal. J’estime qu’une forme coopérative ne garantit pas d’avoir plus d’impact qu’une entreprise sociale, mais quelle autre forme juridique (hormis l'association) garantit une lucrativité et un enrichissement personnel limités ?
Je pense par exemple aux grandes plateformes numériques de seconde main, qui sont devenues des licornes. En regardant les investisseurs qui sont entrés dans le capital de ces startups, cela questionne sur la maximisation de l’impact. En étant une coopérative, c’est très difficile de trouver des fonds aussi bien avec des investisseurs privés que publics. D'ailleurs, pour ces derniers, ce n’est pas normal. La BPI par exemple nous a refusé une subvention de 40 000 euros. On cochait toutes les cases de l’innovation sociale nécessaires, la région Île-de-France avait même validé notre dossier, mais l'ingénierie financière passait par la BPI. Elle a estimé que notre capital n’était pas assez élevé par rapport aux pertes des premières années, comme d’ailleurs n'importe quelle startup. Sauf que celle-ci arrive à augmenter son capital grâce à des levées de fonds classiques. Nous ne pouvons pas nous le permettre, car nous devons aller sur des mécanismes proches de l’endettement. Et donc pour la BPI, nous sommes une entreprise considérée « à risque ».
- Vous pointez souvent du doigt sur les réseaux le manque d’attraction d’une entreprise militante coopérative a contrario des grandes plateformes de seconde main, comment l'expliquez-vous?
Les plateformes de seconde main ont toute leur place et rendent des services importants. C’est toujours mieux que du neuf. J’essaie d’alerter sur certains effets de la seconde main. Ce n’est pas parce qu’on vend des produits déjà utilisés qu’on est « écologique » et encore moins « social ». Il faut savoir que les marques les plus vendues sur Vinted par exemple sont celles de la fast-fashion. Quand on se définit « écolo », on devrait interdire ces marques. Idem pour les envois de colis qui partent de l’autre bout du monde.
Sur Back Market, de nombreux produits sont reconditionnés en dehors de la France voire de l'Europe. Dans leurs équipes, il n’y a aucun salarié en insertion. Chez Label Emmaüs, nous avons un tiers des personnes en insertion et 62 % de femmes. Dans la Tech, on est très loin de la parité. Je les interpelle aussi pour les faire évoluer et leur donner l’idée d’intégrer une dimension sociale à leur modèle. Nous avons un recrutement inclusif, eux non. En termes de pratiques environnementales, ils pourraient aller beaucoup plus loin, ne pas pousser à leur surconsommation.
- Qu’a voulu démontrer Label Emmaüs avec l’opération coup de poing sur Vinted « Si tu ne le portes pas, donne-le » ?
La dernière campagne d'Emmaüs a voulu alerter le consommateur a minima sur le double effet négatif des plateformes qui font baisser les dons aux structures historiques de la solidarité. C’est important de faire prendre conscience du rôle social de notre structure. Quand on fait un don chez Emmaüs, il faut bien comprendre que nous permettons à des publics défavorisés de s’équiper, voire de faire réparer leur matériel et nous travaillons avec les services sociaux qui nous orientent vers des personnes qui achètent à 10 % du prix Emmaüs.
Nous avons nos programmes d’emploi pour les compagnons, des personnes en insertion qui travaillent chez Emmaüs. Nous avons voulu tirer la sonnette d’alarme, car certaines communautés se sont retrouvées sans dons l’année dernière, du jamais vu.
- D’ailleurs, le grand public pense mieux consommer sur ces plateformes alors que c’est faux. Comment sortir de cette impasse ?
Ces plateformes de seconde main ont quand même une responsabilité. Elles devraient proposer d’autres imaginaires. Elles vantent encore la surconsommation auprès des particuliers en leur proposant de changer trop souvent leur matériel Tech ou leurs vêtements. Sur le marché du neuf, il y a quand même des avancées avec des fabricants qui fabriquent à la commande dans le textile par exemple ou des fabricants de matériel qui proposent la réparabilité.
Au niveau communication, je pense qu’il devrait y avoir de nouvelles réglementations. Les plateformes ont un budget très conséquent qui leur permet une présence publicitaire importante. Je pense aussi à une marque de fast-fashion comme Shein, qui vient de lever deux milliards… Il faut accompagner les gens pour qu’ils comprennent qu’ils ne feront pas d'économie, puisqu’en fait les vêtements sont « jetables » à très court terme ou portées une fois ou deux. Il pourrait y avoir des règles pour éviter de consommer certains produits nocifs sur le pouvoir d'achat et polluants.
- Les coopératives présentent un modèle d’entreprise dont vous vantez souvent les mérites (gouvernance, impact social, gestion désintéressée), et pourtant elles ne représentent environ que 23 000 établissements en France. Comment transformer le modèle d’entrepreneuriat classique pour qu’il soit plus vertueux ?
La clé est le financement. J'entends très souvent des porteurs de projet de l'entrepreneuriat social dire que c’est trop compliqué de lever des fonds avec une coopérative. Ils préféreront monter une société commerciale, certes qui leur permet de lever des fonds, mais en faisant entrer des investisseurs au capital qui vont mettre au premier plan la rentabilité voire donner une autre orientation au projet.
L’épargne des salariés est un enjeu important. Elle est aujourd’hui placée sur un livret développement durable proposé par leur entreprise, qui fonctionne sur du 90/10, où seuls 10 % des sommes vont aux projets à impact et le reste vers des entreprises du CAC 40. Imaginons qu’ils aient la possibilité de choisir un fonds « coopératif », les salariés pourraient mettre directement leur épargne dans le capital d’une coopérative. Cela aurait une puissance de frappe incroyable !
C’est pour toutes ces raisons que j’appelle à la création d’une French Coop, comme il existe une French Tech. L’État a aussi un rôle important. J’ai été sidérée par l’annonce de l’annonce des prochaines startups de la French Tech Next 120. Pour la première fois, il y aura une dimension d’impact social et environnemental. Que leur demande-t-on ? De publier leur indice égalité femme/homme et de faire un bilan carbone. Pour quel impact à la clé ? En tout cas, cela démontre une certaine philosophie de l’État de miser sur des modèles d’entreprises qui n’auront pas le même niveau d’impact qu’une coopérative…
Christina Diego