Amendements « prêts à l’emploi », pantouflage… Un rapport de Greenlobby dénonce l’influence des grandes entreprises industrielles dans la fabrique de la loi
Un quart des amendements déposés, relatifs à trois articles majeurs de trois textes de lois, sont directement inspirés des éléments de langage formulés par les lobbys des grandes entreprises capitalistes, révèle Greenlobby dans un rapport publié jeudi 26 juin. Pour défendre un modèle de société différent auprès des politiques, « le lobby des entreprises à impact » lance un plan d’action organisé et transparent, inspiré des méthodes des lobbys traditionnels.

« Si les lobbys de l’économie conventionnelle gagnent presque toujours, c’est parce qu’ils n’ont pas à convaincre (…) Leur vision du monde est la norme implicite des espaces de pouvoir », analyse Greenlobby dans son rapport intitulé « Pour un lobby d’intérêt général. Révéler les mécanismes de l’influence et proposer une nouvelle voie pour la fabrique de la loi », publié jeudi 25 juin.
« Dans un contexte d’attaques virulentes, nous voulions écrire noir sur blanc un certain nombre d’enseignements appris dans les coulisses de l’influence », met en avant Valérie Gramond, cofondatrice de Greenlobby et ancienne conseillère parlementaire. Ce cabinet en affaires publiques accompagne depuis six ans les entreprises de l’impact et de l’économie sociale et solidaire à faire entendre leurs voix auprès des pouvoirs publics, dans le but de « faire avancer la transition écologique et sociale ».
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« Quelques multinationales et fonds étrangers piègent l’ensemble du monde économique dans le court-termisme et la financiarisation », dénonce-t-elle. Le rapport met notamment en avant des conditions d’accès à l’influence largement inégales, dans les dépenses ou les ressources mobilisées. Par exemple, là où Biocoop et Enercoop ont dépensé moins de 100 000 euros en lobbying en 2024, Casino approche les 500 000 euros déboursés et Engie atteint les 2 millions d’euros, indique le rapport.
Éléments de langage et pantouflage
Or, ces actions de lobbying ont un impact direct sur les textes de loi adoptés. Durant six mois, Greenlobby a réalisé une étude avec l’association Data for good pour déterminer le taux de pénétration des éléments de langage des grands lobbys industriels et agricoles dans les articles de lois.
Sur les trois articles clés des trois lois étudiées (la loi d’orientation agricole, la loi Agec et la loi industrie verte), 25 % des amendements déposés reprennent mot pour mot les éléments de langage de lobbys, rapporte l’étude. 63 % de ces amendements sont déposés par des parlementaires de droite, 36 % par des élus du centre et 1 % par des représentants de gauche. « L’Association française des entreprises privées (Afep) s’occupe de rédiger des amendements prêts à l’emploi. Elle rassemble des lobbyistes, puis envoie les propositions d’amendements à tous les députés », relate Valérie Gramond.
Le rapport dénonce dans une seconde étude le pantouflage (du public vers le privé) et le rétropantouflage (du privé vers le public) des ministres d’Emmanuel Macron, dont 6 sur 10 ont circulé entre le public et le privé. « Parmi les 60 % de ministres concernés, 38,5 % sont impliqués dans des cas de pantouflage ou rétropantouflage dits "remarquables", c’est-à-dire dans des formes particulièrement stratégiques pour les intérêts privés », indique le rapport. 36 % d’entre eux se sont notamment reconvertis dans le conseil ou le lobbying, à l’instar de Christophe Castaner, ex-ministre de l’Intérieur, recruté comme conseiller en décembre 2024 par l’entreprise chinoise Shein.
« 69 % des avis de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique rendus en 2022 sur des mobilités public/privé étaient favorables, mais avec des réserves », pointe en outre Pauline Cachoux, chargée de plaidoyer chez Greenlobby. Pour le passage vers le privé, ce chiffre passe même à 80 %, indique le rapport.
Le monde économique est beaucoup plus divisé qu’on ne le pense. »
Valérie Gramond, cofondatrice de Greenlobby.
Construire un « lobby d’intérêt général » pour parler au centre et à la droite
Afin de contrer ce mouvement et de faire émerger les voix de l’économie engagée, Greenlobby a donc décidé d’adopter les mêmes méthodes que celles des lobbys traditionnels. « Nous avons rassemblé le monde de l’impact, de l’ESS, des sociétés à mission et des ONG, pour se doter d’une mission commune et d’un objet de marketing politique », explique la cofondatrice de Greenlobby appuyant sur la nécessité d’une solidarité.
« L’idée n’est plus simplement de répondre aux attaques virulentes qui ont lieu toutes les semaines, mais de porter un projet de société et d’imposer l’intérêt général dans l’agenda politique », défend-elle.
Pour y parvenir, la « greenlobbyiste » tente de toucher tous les partis politiques, notamment ceux de droite, à l’exception du Rassemblement national. « Je m’adresse d’abord au centre puis aux Républicains. Ils m’écoutent parce que j’amène des décideurs économiques, comme des assureurs qui ont compris qu’on n’assure pas un monde à 3 degrés supplémentaires », assure Valérie Gramond. « Le monde économique est beaucoup plus divisé qu’on ne le pense. La clé qui permet de basculer, c’est ce qui est crédible devant Bercy et Matignon », argumente-t-elle.
Première réussite de ce « lobbying d’intérêt général », la loi anti-fast fashion adoptée par le Sénat début juin. Lors de cet épisode législatif, la mobilisation de plusieurs acteurs de la mode durable a permis de toucher Anne-Cécile Violland, députée du groupe Horizons et indépendants et proche d’Édouard Philippe, devenue rapporteure du texte. Son engagement pour le texte a été suivi de celui du député Antoine Vermorel-Marques, chargé de l’écologie pour le groupe Les Républicains et s’étant fait remarquer l’année dernière en dénonçant la marque Shein sur le réseau social TikTok. « C’est un cas d’école que nous voulons répliquer mais de manière plus macro », soutient Valérie Gramond.
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Un plan d'attaque en trois étapes
Il faut aller chercher les DG des PME et des ETI qui ont des enfants et qui ont identifié que suivre les intérêts américains n’étaient pas une bonne affaire économique pour eux. »
Valérie Gramond
Ainsi, pour toucher largement sur d’autres sujets et « inverser le rapport de force », Greenlobby a mis sur pied un plan d’attaque en trois étapes. La première « vague » vise à rassembler les « alliés naturels » - constitués d’entreprises engagées, d’ONG environnementales et sociales, de syndicats salariés, d’élus locaux, nationaux et de leaders d’opinion « sensibles à la cause » - afin de constituer une Alliance pour un lobby d’intérêt général (ALIG), chargé de définir une proposition de loi à soutenir ainsi qu’une stratégie de lobbying collective.
La deuxième étape vise ensuite à « diviser les réfractaires », en allant chercher « les entreprises qui doutent au sein des grands syndicats » et en ciblant des TPE-PME, des médias spécialisés et locaux, des responsables des programmes des partis politiques, des élus locaux, des parlementaires et des cabinets ministériels. « Il faut aller chercher les directeurs généraux des PME et des ETI qui ont des enfants et qui ont identifié que suivre les intérêts américains n’étaient pas une bonne affaire économique pour eux », résume Valérie Gramond.
Enfin, la dernière vague consiste à « rendre toute opposition inacceptable » « en rendant trop coûteux politiquement pour les décideurs politiques de se constituer contre par principe », présente le rapport. Elle doit ainsi cibler la tête de l’État, les ETI et les grandes entreprises ainsi que les médias grand public.
Un appel citoyen à « tous les gens qui se ressentent de cette vision du monde »
Toute cette stratégie de lobbying a pour but de faire émerger davantage de sujets d’intérêt général et de renverser « le cadre idéologique » dominant, « où le marché est l’outil le plus légitime pour orienter les choix collectifs », défend le rapport de Greenlobby.
« Le but est de replacer le politique avant l’économique. Nous devons d’abord nous poser la question de nos besoins et poser un cadre que les acteurs économiques pourront ensuite investir », argumente Valérie Gramond. Greenlobby prévoit ainsi de déployer sa méthode à travers des propositions concrètes de lois-cadres, constituées chacune de cinq articles, et portées auprès des politiques à l’occasion des élections municipales, législatives et présidentielles, afin d’alimenter les programmes.
Pour permettre à ces propositions d’être réellement représentatives de l’intérêt général, le lobby qui se veut « au-dessus du politicien », a lancé un appel en ligne citoyen sur son site internet. Visant à déterminer « un plus haut dénominateur commun », il est ouvert « à tous les gens qui se ressentent de cette vision du monde et qui veulent penser plus grand qu’eux », présente Hugo Cartalas, également cofondateur de Greenlobby. « Depuis dix ans, nous sommes à la marge de l’agenda politique. Nous essayons de renverser le cadre », défend-il.
Un projet pour le moins ambitieux mais qui n’impressionne pas les deux associés. « Nous avons moins d’argent, mais nous avons l’opinion publique avec nous », assure Valérie Gramond.
Élisabeth Crépin-Leblond