Ces entreprises qui partagent mieux le pouvoir
Partager le pouvoir avec les équipes présente beaucoup d'avantages, de l’avis des dirigeants d’entreprise qui s’y essayent. Les modalités varient d’une structure à une autre. Tour d’horizon.
Chronoflex a une particularité : ce groupe de 500 personnes, spécialisé dans la réparation des flexibles hydrauliques, se définit comme une entreprise « libérée » depuis une douzaine d’années. Concrètement, cela signifie que « chacun est libre et responsable dans les actions qu’il juge bon de prendre sans en aviser son leader à partir du moment où la décision s’inscrit dans les valeurs et la vision co-construite de l’entreprise », explique Matthieu Wendling, leader des opérations France. Il n’y a pas de managers, mais des « leaders » ou « capitaines ». Tous les trois ans, leurs équipes les désignent au moyen d’élections organisées sans candidat. Chacun propose la personne qu’il estime la plus apte à remplir cette mission. Ces « leaders » portent ensuite la voix de leur équipe et peuvent participer aux décisions « importantes » de l’entreprise. Ils sont notamment conviés au comité stratégique chaque année.
« Pendant un temps dans ma vie, j'ai managé en pensant que prendre des décisions pour les gens était plus simple. Mais les gens sont aussi intelligents les uns que les autres tant qu’ils ont accès à l’information », assure Matthieu Wendling. « Aujourd’hui, l’organisation est performante. Mais la performance n’est pas un objectif, c’est une conséquence du fait que les équipiers sont peut-être plus heureux chez nous qu’autre part ». Une équipe de direction – Matthieu Wendling parle d’une « équipe qui co-anime l’organisation » -, non désignée par ses salariés, reste toutefois en poste. Au moment de l’épidémie de Covid-19, par exemple, l’organisation est revenue temporairement à un fonctionnement plus classique dans la gestion quotidienne. Mais c’est le « seul cas » où les dirigeants ont repris complètement les reines, certifie Matthieu Wendling.
Une question de « culture » ?
Chez makesense, un modèle de gouvernance similaire a été mis en place il y a sept ans. Dans cette association, il n’y a même plus de patron, pas de chef. N’importe lequel des 65 salariés peut prendre une décision « à partir du moment où il sollicite l’avis des personnes affectées par la décision et ayant une expérience ou expertise sur le sujet », décrit Coralie Gaudoux, cofondatrice de l’association.
Un organe nommé « waterline » composé de salariés et bénévoles élus sans candidat pour deux ans se charge des décisions « qui peuvent faire porter un risque à l'organisation », comme celle d’associer la marque à une autre pouvant être controversée ou d’engager des dépenses importantes non prévues au budget.
Les décisions se prennent aussi au sein de petites équipes « autonomes en termes de gestion de budget et de gestion des ressources humaines », dans lesquelles deux personnes consacrent respectivement 10 % de leur temps à l’une ou l’autre de ces questions. De même, les augmentations sont décidées collectivement. Grâce à ce fonctionnement, les équipes sont très motivées, la prise de décision est plus longue mais la mise en place des projets beaucoup plus rapide et la résilience de l'organisation est très forte, selon Coralie Gaudoux. Il arrive que des personnes interrompent leur période d’essai, parfois parce que la « culture de l’organisation » ne leur convient pas, mais « pas plus que la moyenne », assure-t-elle.
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Besoin d’expérimentation et de formation
« Les modèles plus horizontaux sont très créatifs et intéressants », constate le sociologue Maxime Quijoux, sociologue chargé de recherche au CNRS et spécialiste de la démocratie au travail. « Mais ils sont surtout le fait de catégories socio-professionnelles supérieures, ils ne correspondent qu’à une petite partie du monde du travail. » Les processus ne sont pas forcément compatibles avec toutes les activités professionnelles. « Plus l’activité au travail est difficile, plus il est compliqué de dégager une disponibilité mentale et physique », indique-t-il notamment, en s’appuyant sur ses enquêtes sociologiques réalisées dans des milieux ouvriers. Il insiste sur le « lien très fort entre les conditions de travail, la santé et la démocratie ».
Les modèles plus horizontaux (...) sont surtout le fait de catégories socio-professionnelles supérieures. »
Maxime Quijoux, sociologue chargé de recherche au CNRS
Par ailleurs, la capacité de participation n’est pas la même en fonction d’éléments sociologiques, liés à l’âge ou au genre, par exemple. « Les salariés n’ont pas forcément le temps, ni l’envie de participer », observe aussi le chercheur, ajoutant que « plus la sophistication des dispositifs augmente, plus l’implication dans les processus de décision est fine, mais plus on risque de perdre des gens ». En effet, ces processus de décision ne sont pas simples. Comme en témoignent Matthieu Wendling et Coralie Gaudoux, ils nécessitent beaucoup d’expérimentation, parfois des formations et du temps.
Le rôle clé de l’information
Maxime Quijoux met en avant le modèle de société coopérative et participative (Scop), dans lequel les salariés sont aussi sociétaires. Ils détiennent chacun une voix en assemblée générale pour les décisions stratégiques, peu importe leur participation économique dans l’entreprise. « Les systèmes délégataires de ce type sont peut-être moins sophistiqués et moins implicatifs dans les modalités de participation et de prise de décision, mais ils embarquent à minima l’ensemble des salariés », explique le sociologue. Les coopératives peuvent aussi être mieux adaptées au fonctionnement d’organisations de grande taille.
La coopérative, c’est le modèle qu’a adopté l’entreprise de titres-restaurant UpCoop à sa création il y a soixante ans. Maison mère du groupe Up, elle emploie 750 salariés environ, tous sociétaires ou amenés à le devenir. Tous les quatre ans, les sociétaires élisent le conseil d’administration (CA) composé de dix salariés-sociétaires, trois représentants des organisations syndicales et trois membres du comité social et économique ayant une voix consultative. Un directeur général et son comité exécutif mettent en œuvre les décisions prises par ce CA. « À l’issue de chaque CA, des comptes rendus sont partagés avec les salariés-sociétaires. C’est dans la communication et l’information que tout se joue », soutient Youssef Achour, président de la coopérative UpCoop et du groupe.
Aujourd’hui, UpCoop travaille pour renforcer davantage la participation des salariés-sociétaires aux projets structurants. « Cela répond à une forte demande interne et invite à réfléchir à l’organisation de consultations thématiques, proches de référendums », sur lesquelles le CA pourrait s’appuyer dans ses décisions », précise Youssef Achour.
Le partage de la valeur, indissociable du partage du pouvoir ?
Youssef Achour considère que le système coopératif renforce la résilience de son entreprise. « C’est vraiment l'élément fondamental de notre système de partage du pouvoir : nous ne travaillons pas dans l’urgence du court terme, estime-t-il. Le projet qui nous est confié n’est pas seulement financier ». Les coopératives sont mieux gérées que les autres entreprises, abonde Maxime Quijoux, notamment parce qu’une partie des bénéfices doit obligatoirement être réinjectée dans l’entreprise.
La coopérative présente un autre avantage, aux yeux de Maxime Quijoux : le capital est majoritairement détenu par les salariés, qui perçoivent une partie des bénéfices de l’entreprise. « Tant que le capital n’est pas partagé, ce sera une forme de simulacre de démocratie. Les tentatives de libération de l’entreprise, les tentatives d’accroître le nombre de salariés dans le conseil d’administration, c’est très bien, mais la véritable plus-value du modèle coopératif, c’est qu’on est égaux devant les décisions », affirme-t-il. « Surtout quand on a un métier pénible et qu’on se dit que la souffrance qu’on accepte au travail nous sera reversée sous forme de bénéfices, ça soulage d’une certaine manière les conditions difficiles ».
Le modèle n’est pas parfait pour autant : toutes les coopératives ne permettent pas aux salariés de s’investir de la même manière. Et le partage des bénéfices peut aussi créer des tensions. Mais quel que soit le modèle choisi, c’est pour le quotidien des salariés que l’amélioration du partage du pouvoir est essentielle. « Les études comparées montrent qu’en France, il y a des souffrances au travail extrêmement importantes, qui passent par l’absence d’autonomie, de reconnaissance et de gestion de son activité. Des formes de participation ou de démocratie permettraient d’améliorer la situation », confirme Maxime Quijoux.
Célia Szymczak