Jérôme Saddier : « Tous ceux qui veulent entreprendre dans l’ESS doivent trouver leur place dans ESS France »
ESS France a publié, ce lundi 15 mai, un manifeste pour appeler au rassemblement les acteurs de l’ESS « dans une organisation collective refondée, moteur d’une dynamique de conquêtes et de progrès ». La rédaction s’est entretenue avec Jérôme Saddier, président d'ESS France, du Crédit Coopératif, de l’Avise et de Coop FR pour connaître les détails de ce manifeste politique, alors que le débat au sein du monde de l’ESS continue à faire des remous à une semaine des élections du renouvellement de la présidence du Mouvement Impact France.
- ESS France vient de publier le manifeste « Pour une ESS rassemblée, claire et conquérante », pour quelles raisons ?
ESS France a publié ce manifeste, qui a déjà réuni 250 signatures, pour réaffirmer d’une part ce qu’est l’économie sociale et solidaire, et d’autre part ce qu’est l’économie à impact, les sociétés à mission, que d’ailleurs je ne combats pas, au contraire, cela va dans le bon sens, mais néanmoins qui sont différentes de l'économie sociale et solidaire. Nous souhaitons également réaffirmer qui la représente, comment elle doit être plus accueillante qu’elle ne l’est aujourd’hui, notamment vis-à-vis des plus jeunes qui souhaitent entreprendre ou s'engager dans une forme d’économie qui veut changer la norme, et au-delà, d’avancer sur la refondation de nos organisations pour qu'elles soient en dynamique pour répondre à des enjeux de transformation de la société et de transition écologique.
Ce manifeste s’inscrit toutefois dans un contexte actuel quelque peu perturbé à la suite du renouvellement de la présidence du Mouvement Impact France (MIF) et des initiatives personnelles qui émergent.
- La liste proposée par le MIF soulève un vent de révolte. Quel regard portez-vous sur ces débats à une semaine des élections ?
J’ai l’impression que ce que fait aujourd’hui le Mouvement Impact France est conforme à son projet, avec lequel j’étais en désaccord puisque j’ai quitté le Mouves il y a trois ans, et avec ses statuts adoptés en mai 2022.
Je trouve un peu hypocrite la position de ceux qui critiquent aujourd'hui les deux candidats, car cette évolution, ils ne l'ont pas vraiment combattue ni dans le projet ni contestée au moment de l'adoption des statuts. Jonathan Jérémiasz représente d'ailleurs le MIF au sein d'ESS France depuis pas mal d'année, sans avoir dit quoi que ce soit sur le sujet. (Découvrez la réponse de Jonathan Jérémiasz à la fin de cette interview) *
Il existe cependant des questions sur l’évolution du MIF que j’ai posées aux présidents actuels et aux candidats. J’ai besoin de clarifications pour savoir si le projet est compatible avec le fait que le MIF soit adhérent d’ESS France.
- Quelle est la teneur de vos échanges avec le MIF ?
Nous échangeons sur les contours de leur projet et peut-être que cela va déboucher sur une annonce plus formelle et publique, mais j’attends de savoir si le MIF, au moins en partie, souhaite promouvoir l’économie sociale et solidaire en accueillant en son sein des entrepreneurs et sociétés commerciales qui sont juridiquement, au titre de l’article 1 de la loi 2014, rattachées à l’ESS. Le sujet est important, car la raison pour laquelle, historiquement, le mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) a été considéré comme membre fondateur de la nouvelle ESS France, c’était parce qu’il fallait représenter les sociétés commerciales de l’ESS.
Nos statuts sont calqués sur l’article 1 de la loi 2014, il a donc fallu intégrer cette nouvelle catégorie d’entreprises. Nous avons donc proposé au Mouves de les représenter au sein d’ESS France.
- Quels sont les points en discussion entre le MIF et ESS France ?
Une des questions posées aujourd’hui au MIF est de savoir comment il représente cette catégorie de sociétés commerciales au sein d’ESS France.
Autre enjeu - dont j’ai déjà la réponse - le MIF soutient le fait de ne pas toucher à la définition de l’ESS telle qu’elle figure dans l’article 1, ce qui me va très bien.
Après, il faut voir comment nous pouvons travailler ensemble sur la pollinisation, par l’ESS, de l’économie plus conventionnelle. Comment les principes de l‘ESS peuvent inspirer d’autres types d’entreprises en termes de transformation ou de création, ce qui nous amène à des questions de gouvernance, d'encadrement du recours au capital extérieur, à la question de l’impact même si nous préférons parler « d'utilité sociale ou environnementale ».
Dernier point de friction, pas des moindres, la volonté du MIF de s’ériger en « syndicat d'employeur ». Je pense que ce projet est totalement irréaliste, d’une part juridiquement avec ce que cela suppose pour être reconnu par le ministère du Travail et de par ses 900 adhérents ne gérant aucune convention collective, ne s’étant présenté à des élections, etc.
Comment compte-t-il exister dans le monde patronal sans forcément passer par la création d’un syndicat employeur qui ne serait pas représentatif ? C’est d'ailleurs la raison pour laquelle l’UDES a eu une réaction assez violente. Les employeurs de l’ESS sont déjà représentés de différentes façons, ceux du secteur associatif à l’UDES, d’autres sont au MEDEF, d’autres à la CPME ou à la FNSEA, etc.
En revanche, peser tous ensemble, avec chacun nos différences, dans le monde patronal, je suis prêt à en discuter. Que l’on coopère pour travailler ensemble sur des sujets qui peuvent les inspirer, ou que nous-mêmes puissions nous inspirer d’eux, je suis pour, mais je ne veux pas que l’ESS soit galvaudée.
- Dans votre manifeste, vous évoquez « une organisation collective refondée » pour asseoir les ambitions d’ESS France. De quoi s'agit-il exactement ?
Nous allons engager un chantier de refondation après l’assemblée générale d’ESS France en juin, où je proposerai une feuille de route pour entamer un travail qui pourrait aboutir, à échéance de l’assemblée générale en 2024, à la refondation d’ESS France.
Cela va concerner le périmètre de notre instance, son organisation en termes de gouvernance, le fait de moins juxtaposer des têtes de réseaux pour accueillir directement tous les entrepreneurs de l’ESS qui sont adhérents dans les chambres régionales, mais qui ne sont ni représentés ni fédérés aujourd’hui.
Je ne veux pas que l’ESS se coupe de ceux qui adoptent des statuts ESS pour entreprendre même si ce ne sont pas des statuts classiques d'entreprises coopératives, mutualistes, etc. C’est un vrai sujet.
Je veux aussi, dans cette refondation, aborder le sujet du développement de l'économie sociale et solidaire, quels sont les efforts collectifs que nous sommes prêts à faire pour la développer entre nous, de façon plus solidaire. L'objectif, à terme, est de faire d’ESS France un ensemble cohérent, sans doute sur qui représente quoi en son sein et qui parle au nom de l’ESS. Nous pouvons travailler avec d’autres types d’acteurs, des sociétés à mission, des entreprises engagées, il y a aussi France Active qui fédère de nombreuses entreprises engagées, beaucoup plus que le MIF d’ailleurs.
- Vous êtes donc favorable à une ouverture d’ESS France ?
Je souhaite que tous ceux, notamment les plus jeunes, qui souhaitent entreprendre dans l’ESS, qu’ils choisissent ou non des formes conventionnelles de l’économie sociale et solidaire, ou par exemple des sociétés commerciales de l’ESS, puissent trouver leur place dans ESS France. Aujourd’hui, certains le font par l’intermédiaire d’une organisation comme le MIF, adhérente à ESS France, mais il existe aussi des centaines d’entreprises de l’ESS dans les CRESS qui ne sont pas fédérées et donc qui n’apparaissent pas de fait dans la gouvernance d’ESS France et cela me pose un problème.
Si aujourd’hui Bastien Sibille signe le manifeste, c’est qu’il y a des dizaines d'acteurs de l’ESS autour de lui qui ne sont pas membres des têtes de réseaux qui constituent ESS France. Tous ces acteurs ont vocation à rejoindre un réseau existant ou à avoir une place en tant que telle dans le périmètre et la gouvernance d’ESS France.
Je souhaite également renouer avec ce qui se faisait à une époque où il y avait une volonté « de développer ensemble l’ESS ». Que tous ceux, notamment ceux qui en ont les moyens comme les grosses mutuelles ou coopératives, investissent dans le développement de l’ESS au niveau national et dans les territoires, en venant en aide à la création d'entreprises sociales ou en fédérant des réponses qui existent déjà.
1/ « Ce que fait aujourd’hui le MIF n’est pas conforme aux statuts adoptés en mai 2022. Ces statuts précisent que son ou ses présidents doivent être issus du collège « entreprises sociales et écologiques » qui doivent être notamment reconnues par l’agrément ESUS, dont un des critères (rémunération < 10 SMIC) n’est pas respecté par un des deux candidats à la présidence. C'est précisément ce que je combats publiquement depuis plusieurs semaines.
2/ Je n'ai en effet pas combattu l'adoption de ces statuts sur ce point: au contraire, même, je me suis assuré du maintien de cette règle pour garantir et protéger notre définition historique exigeante de l’entrepreneuriat social. Cette définition exigeante assimilée à l’agrément ESUS, je la défends encore en interne du MIF contre le projet et la liste qui nous sont présentés pour la suite. C'est aussi de notoriété publique.
3/ Malgré son changement de nom en Impact France (qui ne me semblait pas une bonne idée comme je m’en étais ouvert en interne et à Jérôme Saddier, qui le sait parfaitement) et la création en son sein d’un collège « entreprise en transition » (dont le nom me semblait potentiellement trompeur comme je m’en étais ouvert de la même manière), j’ai choisi de continuer de représenter un Mouvement que j’avais présidé pendant 3 ans, dans l’espoir qu’il ne décroche pas de l’ESS et que l’ESS ne se décroche pas de lui. Pour tenir le tout ensemble, j'ai porté sans relâche une vision exigeante de l’ESS et de l’entrepreneuriat social, notamment sur les questions de justice sociale au sein de nos organisations, la fameuse question de la limitation des rémunérations.
Je suis donc resté constant et cohérent dans mes valeurs, engagements et prises de position, quels que soient les interlocuteurs et lieux de discussion. Et je vais continuer dans cette voie-là car je crois que l'entrepreneuriat social a besoin d'une voix forte au sein de l'ESS ».
(Propos recueillis par la rédaction le 20 mai 2023)
Christina Diego