Les associations, rempart contre l'abstention et l’extrême droite ? Entretien avec Julien Talpin, directeur de recherche
Un tissu associatif dense peut avoir des effets positifs sur l'abstention et le vote à l’extrême droite, mais dans certaines conditions. Les capacités des associations à mobiliser des électeurs sont aussi remises en cause par l'évolution de leurs modalités de financement, selon Julien Talpin, directeur de recherche au CNRS.
Julien Talpin est directeur de recherche au CNRS en sciences politiques, spécialiste de la participation. Il revient pour Carenews sur le rôle des acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), et en particulier du monde associatif, dans la lutte contre l'abstention.
- En quoi un tissu associatif et solidaire dense peut-il limiter l'abstention ou favoriser les votes ?
C’est une question qui a fait l'objet de nombreuses recherches. Robert Putman montrait notamment en étudiant l’Italie qu’un tissu associatif dense était vecteur de participation sous d’autres formes, y compris électorale, et constituait plutôt un frein à l’extrême droite. Mais ce lien mécanique entre vie associative dynamique et rempart à l'extrême droite a été remis en cause. Une des conditions fondamentales c’est qu’on parle de politique dans les espaces associatifs, ce qui ne va pas de soi.
Il y a une tendance croissante au sein du monde associatif à mettre la politique à distance depuis une vingtaine d'années. Cette tendance est liée aux modalités de financement du monde associatif. Beaucoup se revendiquent « apolitiques » dans l’économie sociale et solidaire, le travail social, l'éducation populaire. Les acteurs sont tiraillés entre une fibre militante et une forme de réticence à paraître trop politisés.
Ces derniers jours, je vois beaucoup de débats dans les réseaux associatifs. Il y a l’option « ne rien faire » qui est plutôt minoritaire. D’autres appellent à battre l’extrême droite ou à voter pour le Nouveau front populaire. Cette dernière option, la plus engagée, est aussi minoritaire. Mais même appeler à battre l’extrême droite ne va pas forcément de soi. Ce qui ressort d’entretiens dans les centres sociaux et structures d’éducation populaire dans les territoires où le Rassemblement national (RN) fait des scores importants, c’est aussi qu’il est moins aisé de mettre en débat les idées du RN.
- Les associations permettent d'accroître les relations sociales. Or, l’intégration sociale est présentée comme pouvant limiter l'abstention. Est-ce le cas ?
Les relations sociales jouent un rôle à partir du moment où elles mettent en coprésence des personnes qui votent et qui ne votent pas. Un des éléments les plus puissants pour conduire les gens à se rendre aux urnes c’est d’avoir dans son entourage ce qu’on appelle, en sociologie électorale des leaders d’opinion, des militants qui vont parler de politique autour d’eux et inciter à voter. Le tissu associatif peut être un vecteur de mise en contact de leaders d’opinions potentiels avec des gens qui pourraient s’abstenir, tout particulièrement des catégories populaires. Ça a été le cas pendant très longtemps. Aujourd’hui, on a moins de militants partisans et par ailleurs de moins en moins d’espaces où des gens avec des profils sociaux différents se rencontrent.
Pour autant, il y a tout un ensemble d’associations qui agissent, à travers des appels à la participation électorale ou des actions plus concrètes comme accompagner l’inscription sur les listes électorales ou proposer des procurations. Depuis les années 1990 au moins, les acteurs associatifs jouent ce rôle important : appeler au vote n’est pas suffisant. La dernière chose que peuvent faire les associations, c’est un travail plus actif via du porte à porte ou du phoning par exemple. C’est plus rare et assez nouveau, notamment quand il s’agit d’appeler à la participation de façon apartisane.
- Lutte contre l'abstention veut-elle forcément dire lutte contre l’extrême droite ?
Ce n’est pas automatique. Dans les milieux populaires urbains sur lesquels je travaille davantage, je n’ai pas connaissance d’un travail associatif qui serait fait pour mobiliser les électeurs qui voteraient RN. Benoît Coquart ou Félicien Faury [deux chercheurs qui travaillent sur les électeurs RN] ne mettent pas vraiment en avant le rôle des associations. Cela ne veut pas dire que ça n’existe pas et qu’elles n’ont aucun rôle.
A l’inverse, lutter contre l'abstention peut être un moyen détourné et moins risqué pour les associations de faire barrage au RN. En ciblant certains types d'électeurs, les personnes descendantes de l’immigration dans les quartiers populaires par exemple, les associations font l’hypothèse qu’il y a peu de chances que leurs suffrages se reportent sur le RN.
- De quel type de structures sociales et solidaires parle-t-on ?
Je connais moins les autres structures que les associations. Mais fondamentalement, ce n’est pas le statut associatif qui compte : des collectifs plus informels ou des Scop [sociétés coopératives de production] peuvent réaliser ce travail-là. Ce qui compte, c’est le type de relations sociales que créent ces collectifs et la place du politique en leur sein.
- Tout le monde ne s’abstient pas pour les mêmes raisons. Sur quels abstentionnistes cet effet joue-t-il ?
Ce qui est clair c’est qu’il est très difficile de convaincre les gens de changer leur vote. C’est plus facile de mobiliser les abstentionnistes.
Selon les groupes sociaux, on ne va pas utiliser le même type d'arguments. Dans les milieux aisés, les classes moyennes, les associations qui réalisent du porte-à-porte ou des échanges avec les habitants sur le sujet insistent sur les effets sur l’économie ou l’écologie. Auprès des personnes descendantes de l’immigration, elles utilisent l'argument du racisme, de la xénophobie, des conséquences très directes de la politique de préférence nationale voulue par le RN. Je ne sais pas si ces arguments différenciés font mouche, mais ils existent. C’est assez nouveau que des associations se mobilisent autant sur un enjeu électoral et le fassent de façon si précise, un peu rationalisée.
Les associations et les autres acteurs de l’ESS le font aussi parce qu’ils se disent qu’ils seraient en première ligne d’une victoire du RN. Celle-ci se traduirait assez probablement par une réduction des financements et aurait des conséquences néfastes sur les libertés associatives. Les valeurs que portent ces associations les mobilisent aussi, sur les questions environnementales par exemple.
- Peut-on parler de délitement du tissu associatif et solidaire ?
Le terme délitement est un peu fort. Il y a une forme de fragilisation du rôle social, civique et politique, au sens non partisan du terme, de ces acteurs-là. Ces éléments ressortent de mes enquêtes. Il y a des formes de professionnalisation, de brouillage de la frontière entre les acteurs associatifs et lucratifs. Cela est lié à l’évolution des modalités de financement qui se traduisent par une transformation de leurs activités et de leur capacité à intervenir dans le débat public. Les nouvelles modalités leur laissent moins d’autonomie. C’est un long processus, avec différents jalons. Je dirais qu’il date d’il y a une vingtaine d'années, avec l’essor des appels à projet et la montée des marchés publics.
Un autre facteur est l’évolution des relations entre associations et pouvoirs publics en matière de libertés associatives. On parle beaucoup du contrat d’engagement républicain (CER), qui parachève une situation de crispation préexistante depuis au moins 2015. Les pouvoirs publics tolèrent de moins en moins les interventions critiques des acteurs associatifs dans l’espace public. Les gouvernements et collectivités de droite comme de gauche ont créé un environnement institutionnel moins favorable au rôle des acteurs associatifs de mobilisation des abstentionnistes.
On a vu depuis une dizaine d'années une montée en puissance du pouvoir discrétionnaire des préfectures et des collectivités soit dans l’attribution et le retrait des financements, soit dans les dissolutions administratives.
- Comment cette situation évoluerait-elle en cas d’arrivée au pouvoir de l'extrême droite ?
Dans ce contexte, on peut imaginer que ce caractère discrétionnaire et cette police administrative des associations seraient renforcés et contribueraient à affaiblir les acteurs perçus comme des opposants au RN.
A titre plus personnel, je défends des formes d’autonomies des associations. Il faut que leur capacité d’action ne dépende pas de l'orientation des pouvoirs publics. On a créé par des mécanismes successifs - dont le CER est l’aboutissement - les conditions pour que l'extrême droite puisse sanctionner assez fortement les associations si elle parvenait au pouvoir.
Propos recueillis par Célia Szymczak