Réussites, insuffisances, place de la RSE… Quel bilan pour les premiers rapports de durabilité des entreprises ?
Les cabinets BL évolution et KPMG ont étudié les rapports de durabilité publiés par des dizaines de grandes entreprises françaises dans le cadre de la directive européenne CSRD. Quelles sont les avancées et les imperfections ? Retour sur les conclusions des études.

Votée en 2022, la directive européenne sur le rapport de durabilité (CSRD) impose aux entreprises de rendre compte dans un rapport de leur impact sur des enjeux sociaux et environnementaux, ainsi que de l’impact de ces enjeux sur leur activité. Elles procèdent ainsi à une analyse dite de double matérialité.
Les premières entreprises concernées, les grandes entreprises cotées de plus de 500 salariés et 50 millions d’euros de chiffre d’affaires, ont dû publier leur rapport cette année. « Le bilan est globalement positif, le reporting est d’un plutôt bon niveau. L’analyse de double matérialité est perfectible, mais elle est maîtrisée et fonctionne », résume Ghislain Boyer, associé au cabinet d’audit et de conseil KPMG. « L’exercice a été plutôt bien compris, malgré une certaine hétérogénéité dans la manière dont il a été mené selon les secteurs et au sein des secteurs », précise Sylvain Boucherand, président-directeur général du cabinet de conseil BL évolution.
La biodiversité, moins bien analysée
KPMG a publié en avril une étude portant sur les rapports de durabilité de 51 entreprises françaises, dans 14 secteurs d’activité différents. Des sujets comme l’égalité de traitement, les conditions et le droit du travail ou la corruption sont largement considérés comme matériels, c’est-à-dire ayant un impact sur la performance de l’entreprise ou étant affectés par son activité. En revanche, des thèmes associés à la biodiversité et à la protection des écosystèmes, ainsi qu’à la pollution sont en général peu cités comme matériels. Par exemple, seules 26 % des entreprises considèrent l’impact et les dépendances sur les services rendus par les écosystèmes comme matériels. 24 % voient l’impact sur l’état des espèces comme matériel.
« Les impacts sont difficiles à quantifier en matière de biodiversité et de pollutions, parce qu’ils sont très locaux et le contexte peut varier avec les géographies », explique Ghislain Boyer. « De la même manière, les entreprises rencontrent des difficultés à quantifier leur impact sur la consommation d’eau », ajoute-t-il. Selon lui, il est notamment compliqué de mesurer correctement l’effet du pompage dans les nappes phréatiques par les entreprises, autorisé par la loi « selon un cadre strict », sur la disponibilité de la ressource.
Le discours sur la nécessité de protéger la biodiversité est plus récent que celui sur le climat »
Sylvain Boucherand, président-directeur général de BL évolution
Les constats sont proches chez BL évolution. Le cabinet a également publié une étude en avril, portant sur 85 grandes entreprises françaises de secteur divers : par rapport aux thèmes liés aux travailleurs de l'entreprise et à ceux de la chaîne de valeur, par exemple, l’eau, les pollutions et la biodiversité sont moins souvent considérées comme matériels. Quand la biodiversité est désignée comme matérielle, les entreprises peuvent réaliser un plan de transition afin de détailler les actions qu’elles comptent mettre en œuvre pour réduire leur impact. Or, moins d’un quart des entreprises en ont réalisé un. Et lorsqu’il existe, ce plan reste « marginal », regrette Sylvain Boucherand. « Cela s’explique par le niveau de maturité des entreprises sur ces sujets », considère-t-il. « Le discours sur la nécessité de protéger la biodiversité est plus récent que celui sur le climat », avance le spécialiste.
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Des plans de transition manquant d’objectifs chiffrés
La totalité des entreprises étudiées par BL évolution et la quasi-totalité de celles étudiées par KPMG considèrent en effet le climat comme matériel. 8 entreprises sur 10, dans les deux cas, publient un plan de transition climat : celui-ci détaille comment elles comptent atteindre des objectifs d’atténuation du changement climatique compatibles avec les objectifs internationaux. Elles doivent notamment rendre compte des leviers actionnés pour les atteindre et des moyens associés.
Pour autant, selon KPMG, seule la moitié des plans de transition est jugée conforme. « Les plans de transition sont la plupart du temps bien construits. Mais il faut pouvoir les mesurer avec des éléments comptables, les moyens investis par exemple. Cela n’est pas suffisamment documenté », explique Ghislain Boyer.
Les risques climatiques n’arrivent pas en 2050, ils sont parfois tout à fait réels à court terme. C’est une question de survie pour l’entreprise »
Sylvain Boucherand, président-directeur général de BL évolution
Pour BL évolution, seules 28 % des entreprises analysées ont détaillé un plan de transition « qui semble pouvoir atteindre les objectifs de réduction fixés ». De plus, pour 39 % des entreprises, tous les types d’émissions — on parle de scope 1, 2 et 3 pour désigner les émissions directes, liées à la consommation d’énergie et indirectes — ne sont pas pris en compte de manière complète. 8 % des entreprises ne publient pas de trajectoire de réduction pour le scope 3. « Cela est assez surprenant pour des entreprises de taille mondiale », pointe Sylvain Boucherand.
BL évolution souligne aussi l’implication insuffisante des entreprises sur la question de l’adaptation au changement climatique. « Cela demande un sursaut, les risques climatiques n’arrivent pas en 2050, ils sont parfois tout à fait réels à court terme. C’est une question de survie pour l’entreprise », rappelle le PDG du cabinet.
Une méconnaissance des chaînes de valeur
Pour réaliser ce rapport, la quasi-totalité (95 %) des entreprises analysées par BL évolution a procédé à une consultation de la direction et des salariés, les parties prenantes internes. « Il reste un point de progrès : il faut entrer dans des dialogues plus stratégiques, et cela suppose aussi que ces parties prenantes soient en capacité de répondre aux attentes, ce qui n’est pas toujours évident », souligne Sylvain Boucherand.
La CSRD a révélé « moindre maîtrise par les entreprises de leur chaîne de valeur dans sa profondeur »
Ghislain Boyer, associé chez KPMG
En revanche, seules 67 % des entreprises disent avoir consulté les parties prenantes externes : les fournisseurs et partenaires, les clients, les investisseurs ou la société civile par exemple. « Cela peut peut-être être amélioré », indique Sylvain Boucherand. À ce sujet, la CSRD a révélé la « moindre maîtrise par les entreprises de leur chaîne de valeur dans sa profondeur », indique Ghislain Boyer : la collecte des informations a été la principale difficulté rencontrée dans le processus lié à la CSRD, aux yeux de 63 % des entreprises interrogées par KPMG.
Un investissement relativement limité pour la CSRD
Depuis son vote, des critiques ont touché le texte, jugé trop complexe et lourd à mettre en application. Une réforme est actuellement en discussion à l’échelle européenne. Elle pourrait largement affaiblir la portée de la directive. La Commission européenne souhaite exempter des entreprises qui devaient être concernées dans les années futures et réduire l’ampleur des informations requises.
Selon Ghislain Boyer, les propositions de réforme vont « plus loin » que les demandes de simplification réellement formulées par les entreprises. Si certaines exigences peuvent d'après lui utilement être supprimées ou allégées, cela ne doit pas être le cas de la majorité des informations demandées, « au risque de vider le texte de ses objectifs ».
Les entreprises de moins grande taille vont-elles s’engager ?
Pour les deux experts, l’exercice a un intérêt indéniable. « C’est une boussole stratégique pour la durabilité », martèle Ghislain Boyer. « Il a facilité, voire forcé, le dialogue entre les différentes directions : la direction générale, la finance, les ressources humaines avec la RSE », affirme Sylvain Boucherand. « Les sujets de la RSE ont été placés au centre de l’entreprise, de façon opérationnelle et en s’appuyant sur des risques précisément identifiés, au-delà des actions de communication et de mécénat », continue-t-il.
Ghislain Boyer voit même la direction RSE comme la « gagnante de la CSRD ». « Elle a été revalorisée en se trouvant au centre des projets, il a été démontré dans certains cas qu’elle manquait de moyens et elle a été incitée à monter en compétences », appuie-t-il.
La RSE a été revalorisée en se trouvant au centre des projets, il a été démontré dans certains cas qu’elle manquait de moyens et elle a été incitée à monter en compétences »
Ghislain Boyer, associé chez KPMG
« Il faut désormais que les entreprises se saisissent de ces sujets en mettant en œuvre des plans d’actions opérationnels, prennent des décisions stratégiques et transforment le modèle », indique Sylvain Boucherand.
La réforme met-elle un coup de frein à cette dynamique ? « Une très grande majorité d’entreprises fixent par écrit des axes de progrès dans leur rapport. Très peu d’acteurs disent qu’ils vont faire moins cette année », témoigne Ghislain Boyer. Les travaux d’audit et de conseil de KPMG ont redémarré. En revanche, parmi les entreprises qui devaient initialement publier leur rapport l’année prochaine, « celles qui continuent à avancer sont peu nombreuses ». Pour celles-ci, l’obligation de publication est reportée de deux ans, le temps pour les institutions européennes de procéder à la réforme. Son résultat aura des conséquences très probables sur les pratiques des entreprises en matière de durabilité.
Dans l’application de la CSRD, les entreprises doivent d’abord identifier quels enjeux économiques, sociaux et environnementaux ont un impact sur leur activité, ou sont affectés par leur activité, de façon positive ou négative. Lorsque c’est le cas, on dit que ces enjeux sont matériels. Par exemple, la disponibilité de matières premières peut affecter la production d’une entreprise. Dans l’autre sens, une entreprise affecte le climat lorsqu’elle émet des gaz à effet de serre.
Dix normes thématiques et des sous-thèmes associés ont été mis en place pour classer les différents enjeux. Parmi les dix normes, on trouve par exemple le climat, la pollution, l’eau et les ressources marines, les travailleurs de la chaîne de valeur ou les utilisateurs et consommateurs finaux. Si l’entreprise identifie des impacts négatifs, positifs ou des risques et opportunités d’ampleur liés à ces thématiques, alors elles sont considérées comme matérielles.
L’analyse concerne toute la chaîne de valeur de l’entreprise, de la production des matières première à la fin de vie des produits. L’évaluation doit ensuite être certifiée par un commissaire aux comptes ou un organisme indépendant habilité.
Célia Szymczak