Comment la philanthropie s’est-elle développée en France ?
Comment s'est développée la philanthropie du 18e siècle jusqu’à la période plus contemporaine du 19e et 20e siècle ? À quoi fait-elle référence aujourd’hui ? Qui sont les philanthropes de notre époque actuelle ? Voici les étapes clés de l’évolution de la philanthropie en France.
Pour mieux comprendre cette évolution au fil des époques, nous avons demandé à Arthur Gautier, professeur et directeur exécutif de la chaire Philanthropie de l’Essec de nous partager les étapes clés qu’il a mises en évidence lors d’un article très intéressant qui retrace l’histoire du mot philanthropie en France, publié en 2019 sur le site de la Fondation de France.
Qu’est-ce que la philanthropie ?
Étymologiquement, le terme philanthropie émane du grec ancien « philos », celui qui aime et de « anthropos » pour l’homme ou le genre humain. Autrement dit c’est l’ « amour de l'humanité ».
Le terme philanthropie apparaît au 18e siècle pour la première fois en France et est utilisé par un homme d’Église, le théologien Fénelon pour désigner « une vertu douce, patiente et désintéressée », associée à la charité chrétienne. La philanthropie évolue au fil des époques de la période post-Révolution française et sa portée humaniste et laïque, en passant par une période plus contemporaine au 19e et 20e siècle, jusqu’à nos jours où elle évoque les différents types de dons (financiers, en nature, matériels) qu’une personne, un philanthrope, ou une entreprise va mettre à disposition de l'intérêt général.
« La philanthropie est une des réponses face à la pauvreté, avant que la question sociale devienne très aiguë dans les années 1830-1840 avec les premières grèves des ouvriers, etc. », nous explique en préambule Arthur Gautier.
Les différentes époques clés
Au Moyen Âge en France, déjà, de riches particuliers issus de la noblesse et de la bourgeoisie font des dons et des legs pour financer la construction d’hôpitaux et d’orphelinats pour venir en aide aux pauvres, selon les préceptes catholiques.
Ces « philanthropes » sont animés par la volonté de racheter leurs péchés et d'obtenir le salut en portant secours aux pauvres. C'est le début des premières « fondations », même si elles n’ont pas encore d'existence légale, rappelle Arthur Gautier.
En 1712, c’est la première fois que le terme philanthropie apparaît dans une pièce de théâtre écrite par Fénelon, homme d’Église. Pour lui, à l’époque, il n’y avait pas forcément d'incompatibilité entre charité chrétienne et philanthropie. C’est plus tard, au moment de l’émergence des penseurs du siècle des Lumières qu'apparaît une distinction entre ces deux notions.
Au 18e siècle, la France connaît une expansion de la philanthropie vers la fin du siècle des Lumières portée par des philosophes et encyclopédistes comme Voltaire, Montesquieu ou Rousseau. Inspirés par leurs idées novatrices, des bourgeois et nobles fondent les premières sociétés philanthropiques, laïques, sans distinction d’opinions politiques ou religieuses. Véritables clubs de réflexion, à la fois laboratoires d’innovation sociale, ces sociétés constatent l’échec de la charité traditionnelle à éradiquer la pauvreté et la misère. Libéraux et progressistes, ces médecins, intellectuels, industriels prônent une approche scientifique pour résoudre les fléaux de la société. La philanthropie apparaît alors comme une vertu humaniste, une alternative laïque à la charité chrétienne.
Ces premières sociétés philanthropiques créent des dispensaires médicaux et vaccinent les populations pauvres. Elles lancent des souscriptions publiques, l’ancêtre des campagnes de fundraising en quelque sorte, pour financer des projets innovants comme l'École de lecture pour jeunes aveugles, en 1786, avec le soutien de la Société philanthropique de Paris, fondée en 1780, toujours en activité aujourd'hui.
1789. La philanthropie, dans sa définition originelle de charité chrétienne, est mise à mal lors de la Révolution française. C’est la philanthropie en tant que synonyme de patriotisme qui prend le dessus, inspiré par l'héritage du siècle des Lumières. C’est une nouvelle forme de penser l’entraide entre les hommes, de façon scientifique, laïque et basée sur la raison qui émerge. C’est un moment dans l’histoire de France où l’Assemblée constituante de 1789 et l’Assemblée nationale législative de 1792 procèdent à des réformes radicales comme la suppression des fondations ecclésiastiques et séculières.
Au 19e siècle, c’est l’essor de la philanthropie dans une période ambigüe. D’un côté, l'État veut limiter le contre-pouvoir que représentent les fondations. De l’autre, il tolère et encadre la philanthropie, celle-ci remplissant une fonction sociale que l‘État ne peut endosser dans un contexte de bouleversement social lié à l’industrialisation et l’urbanisation. La philanthropie connaît un véritable bouillonnement dans la société française à la fin du 19e siècle. C’est un véritable laboratoire d’innovation sociale, avec des souscriptions de dons qui se démocratisent et se multiplient comme la Ligue de l'enseignement, une confédération d’associations qui revendique l'école gratuite, obligatoire et laïque qui lance le « sou de l’école laïque » en 1871. De grandes fondations sont créées comme la Fondation Pasteur en 1887 ou la Fondation Tiers en 1893. Des legs importants sont faits auprès de grandes institutions comme L’Institut de France ou le Musée du Louvre.
La philanthropie a un rôle complémentaire à ce moment-là, à côté d’un État qui devient plus social et s’empare des grandes questions liées à la pauvreté, aux besoins de soins médicaux.
Au début du 20e, la philanthropie est moins prégnante. Le mouvement ouvrier se structure, le droit de grève apparaît, inspiré par les idées de solidarisme. C’est l’émergence de l’Etat-Providence en France, financé par des cotisations et l’impôt. L’État prendra en charge un salaire minimum pour les travailleurs, une assurance chômage et de retraite, et une école laïque et obligatoire.
La philanthropie ne disparaît pas complètement entre les deux guerres, de nouvelles fondations sont créées. Des campagnes de dons sont lancées, comme celles du timbre antituberculeux. Après 1945, la philanthropie étend son action à la culture, la santé et aux loisirs.
À partir des années 70, un nouvel élan de la philanthropie émerge. En 1969, c’est la création de la Fondation de France et le signe, pour Arthur Gautier, d’une « Ve République qui va encourager les particuliers à s'engager davantage pour l’intérêt général ». Une nouvelle dynamique apparaît. Le renouveau d’une « philanthropie à la française » est plus visible et plus accepté par la société. Le 23 juillet 1987 correspond à la première loi qui définit un cadre juridique et fiscal au mécénat et aux fondations. Autre date clé, la loi du 1ᵉʳ août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations, dite « loi Aillagon » sur la défiscalisation des dons des entreprises et des particuliers.
À quoi correspond la philanthropie en 2021 ?
Le débat actuel concerne la place légitime de la philanthropie et celle de ses acteurs privés dans la prise en charge de l’intérêt général. Ce qui me semble intéressant, c'est le renouveau de la critique envers la philanthropie que l’on n’avait pas entendu depuis longtemps », nous précise Arthur Gautier.
Entre les années 2000 et 2017, il y a eu une forme de développement consensuel de la philanthropie en France, avec une croissance du nombre de fondations, etc. Pour l’expert, depuis ces cinq dernières années, une critique envers la philanthropie refait surface, en particulier envers les milliardaires possédant de grandes fondations. Les figures de philanthropes modernes sont critiquées. « Je pense à Bernard Arnault et François Pinault quand ils annoncent un don exceptionnel pour soutenir la reconstruction de Notre-Dame de Paris ». Un épisode qui avait fait grand bruit dans les médias et l’opinion publique avait douté de cette générosité.
« C’est intéressant de voir comment les critiques du passé ressurgissent aujourd’hui envers les grandes fondations, les élites économiques. Ce sont les mêmes thèmes qu’en 1830 et le temps des critiques des penseurs socialistes envers la grande philanthropie des hommes d’affaires », détaille Arthur Gautier.
Les nouveaux philanthropes-entrepreneurs
Qui sont les philanthropes des temps modernes ? Les entrepreneurs sociaux de l'ESS ? Selon une étude de la Fondation de France, sur les 660 philanthropes estimés en 2012, la part des héritiers de grandes fortunes est minoritaire. Aujourd'hui, ils sont entrepreneurs sociaux et ont construit leur propre patrimoine en réussissant dans la tech ou la finance, détaille-t-elle.
Dans un article du magazine en ligne Forbes, publié cet été, c'est le même constat, le philanthrope moderne français est « de plus en plus jeune, à la tête d’une fortune qu’il a créée lui-même, et qu’il veut partager avec les autres, le philanthrope français actuel fait souffler un vent nouveau à une époque où l’État et les collectivités n’exercent plus le monopole du service de l’intérêt général ».
La secrétaire d'Etat à l'Engagement, Sarah El Haïry a porté le rapport de la philanthropie à la française en juin 2020 devant l'Assemblée nationale, dans lequel le concept est défini comme « un secteur qui connecte des centaines de milliers d'associations engagées avec des milliers de fondations ou de fonds de dotation, mobilisant des millions d'emplois, des millions de bénévoles et des jeunes engagés par le service civique à travers toute la France ».
Christina Diego